L'orthodentiste avait recommandé depuis longtemps que les dents de A. soient arrachées. Cette volonté de perfection et de norme m'agaçait un peu; d'un autre côté, je me souvenais bien des douleurs des dents de sagesse («il faut le faire pendant que tu n'as pas mal, je t'assure. Je te garantis qu'on a toujours mal un week-end ou un jour férié, bref, un jour où les dentistes sont fermés»).
Nous avions décidé d'attendre le bac, puis de retards en rendez-vous, la date avait été fixée aujourd'hui.

En cas d'anesthésie locale, un solide petit déjeuner est recommandé, j'ai prévu d'arriver tôt à Paris pour éviter les bouchons, nous allons aux Editeurs dont j'ai repéré la carte. A. prend ses médicaments (le dentiste a forcé la dose car elle a avoué son anxiété: elle plane un peu) et nous nous rendons au cabinet.

Le dentiste a du retard, nous attendons. En feuilletant un très beau livre sur l'art grec, A. a tout naturellement l'une des réflexions les plus païennes que j'ai entendues: «et dire qu'un jour, toutes nos cathédrales et tous nos tableaux auront aussi peu de sens que ces temples grecs…»
J'en n'ai le souffle coupé parce que je peux parfaitement adopter son point de vue. Après tout, pourquoi pas; après tout, c'est déjà le cas pour tant de gens; après tout, je suis capable de prendre la distance nécessaire à ressentir comme vrai ce qu'elle vient de dire.
Alors pourquoi m'accroché-je à l'idée que «cela ne sera pas»? Par peur, besoin de réconfort? Par conviction, entêtement?
Non, à cause de cette présence du Christ que je peux ressentir au quotidien à tout instant. N'est-ce qu'un fantasme? (mais à cette question il n'y a d'autre réponse que notre décision de répondre oui ou non, je le sais. Mais d'où vient cette décision, qu'est-ce qui la fait pencher dans un sens ou un autre?)

Je vais à la bibliothèque pendant l'opération. A mon retour, A. est un peu gonflée. Le dentiste souligne son courage: «cela a été très difficile, deux dents étaient coincées, il a fallu aller les chercher.»

Sur le chemin du retour, je m'arrête au Forum des Halles pour aller chercher un livre sur les Pokémon qu'elle a commandé. Je la laisse dans la voiture (les anti-douleurs la rendent flageolante et je ne tiens pas à ce qu'elle attrape un microbe dans la foule) et j'y vais: elle y tient tant; je suis persuadée qu'elle guérira mieux avec son livre qu'à se morfondre au fond de son lit en redoutant qu'il soit vendu parce qu'elle n'est pas allée le chercher assez vite.