J'appelle H. :
— Tu n'as pas oublié l'anniversaire de A. ?
— Non, mais je n'ai pas réussi à la joindre.
Silence retenu au bout du fil. Je reprends :
— On a réussi, on a réussi !
— C'est exactement ce que je pensais : ça y est, on a réussi !

A. a dix-huit ans aujourd'hui. Difficile d'expliquer notre soulagement, cette impression d'avoir traversé l'Atlantique à la nage.

Naissance
Tout va bien, bébé très calme, qui arrêtera de pleurer quand je lui ajouterai une couverture (évidemment, elle est née en novembre).

Première année de maternelle
C'est une petite école, une classe par niveau, donc trois classes de maternelle. C. y a fait ses premières années, il est maintenant au CP.
A. est entrée à l'école en septembre, un peu avant la naissance de son petit frère. La maîtresse des petits, qui est aussi la directrice, n'a pas le dessus avec elle et me demande de la reprendre l'après-midi.
A Noël, elle me prend à part pour me confier d'un air grave et plein de componction: «Vous savez, A. me dit que son frère la bat».
C., son frère, a six ans. La directrice l'a eu trois ans dans son école. Elle vit au quotidien avec la petite sœur. Et elle est capable de me raconter cela sérieusement?

Deuxième année de maternelle
Changement d'école. Premier jour en deuxième année de maternelle.
A. ne veut pas faire la sieste. Elle s'échappe et sort dans la cour. Quelqu'un la croise, petite fille de quatre ans en culotte seule dans la cour déserte.
— Qu'est-ce que tu fais là?
— Tu n'as rien à me dire, ce n'est pas toi qui t'occupes de moi.

Une seule année, celle de CM2, nous ne serons pas convoqués par l'instituteur ou le professeur principal. Elle se fera détester à l'école, en colonie. D'année en année au collège je craindrai davantage que cela finisse par de la vraie violence de la part de ses camarades et c'est avec soulagement que je la verrai prendre le chemin du lycée. Elle organisera la circulation et l'appel des secours dans son bus scolaire le jour où une élève fera une crise d'épilepsie (tandis que les adultes paniqueront. Elle avait treize ou quatorze ans). Elle provoquera le désarroi de la prof principale en première en refusant de signer son inscription au bac, prof qui la traînera chez la psy qui refusera de la voir après trois visites devant son manque de coopération (cela était déjà arrivé en troisième année de maternelle).
Nous devons une très fière chandelle aux professeurs et aux élèves de son lycée, qui l'ont réconciliée avec ses contemporains, lui ont démontré que la terre entière n'était pas son ennemi.
Et je garderai toujours de la rancune et de la tristesse envers tous les "adultes" (nos parents, la famille) qui nous jugeaient "trop durs" mais refusaient de s'occuper d'elle quelques heures. Parce qu'ils avaient essayé une fois et ne voulaient pas recommencer. Tous ceux qui baissaient les bras mais "savaient" que nous avions tort et qu'il fallait s'y prendre autrement.

Et voilà. Elle a dix-huit ans. Yippeee, nous sommes libres!!!
Et elle est radieuse, heureuse à Lisieux (mais si, c'est possible (la preuve)) et dans sa formation d'ostéopathie chevaline.
Et moi, je n'en reviens pas que nous ayons tenu le coup.



Bon d'accord, j'ai conscience que c'est ridicule, qu'elle était intelligente et en bonne santé, non fumeuse, non buveuse, non fugueuse, et que j'exagère. Mais nous en avons bavé quand même.