Elle était venue en juin pour que nous établissions un devis pour le remplacement de sa prothèse de bras qui était usée et la blessait. Nous nous étions aperçus avec désarroi que les nouveaux modes de calcul lui laissaient la moitié du prix à sa charge (soit plus de quatre mille euros), alors qu'auparavant il lui en restait deux cents. Elle doit gagner le Smic, ou le Smic plus dix pour cent vu son âge.

Elle revient aujourd'hui avec une facture de cent-soixante quinze euros "pour son diabète". Il s'agit d'un patch qui permet de lire la glycémie sans se piquer les doigts. Elle me tend le barème de remboursement de la mutuelle sur lequel sont détaillés les produits que nous remboursons sans prise en charge de la sécurité sociale (la mutuelle ne rembourse que les produits sur lesquels intervient la sécu1, sauf quelques exceptions: contraception, vaccins, lentilles,…) et me dit que cela devrait entrer dans ses catégories-là.
A ce moment-là je la déteste. Elle sait parfaitement que cela ne rentre pas dans la liste détaillée. Elle espère faire pression avec son bras en moins. Elle m'explique que l'Agefip refuse d'intervenir pour sa prothèse, qu'ils acceptent de lui installer une station de travail adaptée et dernier cri, mais pas de prendre en charge sa prothèse. L'assistante sociale essaiera de trouver une solution après ses vacances en septembre. Je lui demande pourquoi elle a fait ça, pourquoi elle a acheté d'abord plutôt que se renseigner (mais je connais la réponse: elle savait que nous dirions non: ce n'est pas dans la liste. Elle a espéré nous attendrir, faire le forcing, une forme de chantage moral). Je lui explique que je suis désolée, que ce n'est pas dans la liste, que nous ne pouvons pas faire d'exception, que les exceptions sont injustes pour tous ceux pour qui nous n'en avons pas fait. Je peux simplement essayer de faire ajouter le produit sur la liste des exceptions pour l'année prochaine.
Elle répond doucement, sans s'énerver, qu'elle n'a pas de chance, que ça tombe toujours sur les mêmes, qu'elle n'a qu'une main à piquer, que six piqûres par jour c'est beaucoup, qu'elle n'a qu'un bras pour tout faire, la vaisselle, se laver, travailler, que ses doigts sont tout abîmés, ne le supportent plus.
Et tandis qu'elle parle et que je réponds mes platitudes, je pense aux consuls anglais ou américains qui ont refusé des visas aux juifs "pour ne pas faire d'exception", je pense à Nabokov décrivant le chaos de la côte d'Azur et je la déteste et je me déteste.


Note
1: ce qui conduit au paradoxe que si la sécu rembourse, la mutuelle rembourse, et inversement: "effet Matthieu" du nom de l'évangéliste, connu en droit social: à ceux qui ont sera donné davantage, à ceux qui n'ont rien sera enlevé le peu qu'ils ont.