Je réveille O. à huit heures et demie. (Il m’assurera plus tard qu’il ne dormait pas.) Comme d’habitude, il nous faudra deux heures pour être prêts à quitter l’hôtel. Je prends le temps de pointer les dépenses de carte bleue, ce que je n’ai pas fait depuis le début du voyage. C’est une façon comme une autre d’avoir une trace de nos déplacements (après tout, « journal », c’est d’abord comptable), mais ce n’est pas exhaustif puisque nous payons souvent en liquide, entre les commerçants qui ne prennent pas la carte et mes problèmes de plafond.
Petit déjeuner très fourni, beaucoup de monde (trente-cinq étages de trente-quatre chambres). Le café est pré-disposé sur les tables dans des thermos argentées, j’en bois une quasi entière. Le beurre est débité par une machine qui en fournit des rondelles. Le grille-pain est sur le modèle de Vienne, au désespoir d’O. (mais il accepte tous les types de pain — mais il est très lent).
Durant le petit déjeuner, pendant qu’O. termine toutes ses tartines (« rappelle-moi de ne plus prendre de ce pain », en désignant un pain piqueté de graines de tournesol) je réserve une nuit en auberge de jeunesse à Celle, cette fois-ci en passant par jugendherberge.de repéré à Dresdes (Hihostels.com ne permet pas de réserver pour Celle. En d’autres termes, il y a plus d’auberges de jeunesse en Allemagne que ne le montre la carte de hihostels). Pas d’auberge à Amsterdam, ce sera l’hôtel, un peu à l’écart du centre, ce qui je l’espère permettra d’éviter le plus bruyant de la foule.

Location de vélos à la conciergerie de l’hôtel (vieux souhait : me promener à vélo dans Berlin). Ce sont des vélos hollandais : une seule poignée de frein à gauche, tourner les pédales à contresens permet de freiner. C'est à peu près comme de passer d'une boîte manuelle à une automatique ou l'inverse : je ne m’y habituerai pas de la journée, donnant (voulant donner) un quart de coup de pédale en arrière dans les descentes avant de partir en roue libre (afin de mettre les deux pédales au même niveau) et donc freinant brusquement — et surtout n’arrivant pas à m’arrêter sans à-coup, brusquant le dos d’une secousse brutale à chaque fois.
Le guidon très haut permet de pédaler le dos quasi droit ce qui est près confortable.

Comme je n’ai pas réussi à comprendre si les billets pour le musée Pergame devaient s’imprimer ou pouvaient se charger sur téléphone, je n’ai rien acheté en ligne. Nous y passons, trop de monde, sans doute une heure de queue. Nous partons, nous verrons demain.
Beaucoup de monde dans les rues. Devant l’université Humboldt, je pense à Cerisy. Quel merveilleux dîner le dimanche en revenant du mont St-Michel avec Ugo Perone, professeur à Humboldt, et sa femme, italiens, qui nous racontaient des histoires de famille et des anecdotes.

Nous pédalons jusqu'à la porte de Bandebourg. Je présente à O. « Unter den Linden » (quelqu’un qui ne lit pas n’a pas cette satisfaction poétique qui consiste à faire coïncider la vie avec les récits), je lui explique la façon dont l’ensemble des bâtiments ont été reconstruits dans les mêmes volumes qu’avant 1940, combien cela est frappant sur les photos : pas le même style, mais le même encombrement pour l’oeil, longueur, largeur, hauteur. C’est une solution très satisfaisante pour l’intellect: reconstruire à l’identique aurait consisté à effacer les périodes de guerres chaude et froide, reconstruire différemment aussi. Le compromis trouvé est une merveille d’équilibre entre la mémoire et la volonté de se tourner vers l’avenir.
Je lui montre la verrière du Reichstag. J’aimerais y monter un jour, mais là encore la queue est importante, ce ne sera sans doute pas pour cette fois. (En fait je l'apprendrai demain, c'est gratuit mais il faut s'inscrire en ligne ou se présenter au guichet du Service d’accueil des visiteurs du Bundestag. Je ne sais pas à quoi correspondait la queue, peut-être au temps de fouilles).

Nous tournons un peu dans le Tiergarten. Nous sommes à la recherche du monument aux Juifs assassinés dont j’ai parlé à O. à Prague et que j’ai découvert en 2010 sans m’y attarder. Dans ma mémoire il était dans le prolongement de la porte de Brandebourg ou du Reichstag, ce qui est faux (il est au sud de la porte). De même, j’avais dit à O. que chaque bloc représentait une ville et que sa taille était proportionnelle au nombre de morts de cette ville, ce qui est une construction de mon esprit, sans doute influencé par le mémorial de Treblinka tel que je le connais à travers le film Shoah.
Nous nous enfonçons entre les blocs, le sol ondule, certains blocs ont bougé et ne sont plus exactement verticaux. C’est un labyrinthe aux angles droits. Sentiment d’oppression et d’infinité : c’est très réussi.

Vélo dans Tiergarten, direction Charlottenbourg. Parc (forêt) chaque fois que nous le pouvons. Nous suivons le Landwehrkanal, la température est idéale, nous sommes quasi seuls, des personnes mangent sur les bancs en regardant l’eau, c’est la pause-déjeuner.

Achat des billets (très fort ces Berlinois: il faut payer pour prendre des photos. Faire payer le wifi et le droit de prendre des photos, ça c'est du commerce !), déjeuner rapide en face, visite du château. Les explications historiques sont mieux organisées qu’à Schönbrunn. Pas d’allusion à Voltaire. Je prends conscience de l’animosité ancestrale entre la Prusse et l'Autriche (alors que je considérais les deux pays comme un seul bloc dans l’empire germanique), ce qui donne d’autres nuances à l’Anschluss : quels étaient les réels sentiments de la population autrichienne en 1938 ? Y a-t-il eu une importante résistance intérieure, psychologique ou armée ? Ou le ressentiment de la première guerre mondiale avait-il annihilé l’ancien sentiment de rivalité ? Je suis décidément une bille en histoire.
C’est ici que se trouve le tableau de David montrant Bonaparte au col de St Bernard, c’est ici aussi que se trouve le portrait de Frédéric II par Pesne.

Vélo dans le parc (mais pas dans les jardins baroques, c’est interdit), Belvédère (j’achète deux étuis à lunettes en tissu à motif de paons: cela prend moins de place que l’énorme boîtier Guess pour mes lunettes de soleil), mausolée. Je suis impressionnée par l’effort de reconstruction, de préservation et de reconstruction de l’Etat depuis 1945. C’est admirable : sont-ce les alliés qui ont travaillé à cela à l'origine pour se différencier de l'est, est-ce une volonté de l'Etat fédéral dès l'origine ? En d'autres termes, si l'Allemagne n'avait pas été divisée, un tel effort aurait-il été mené ?

Nous quittons le parc, direction l’ouest. Nous pédalons longtemps, O. comme poisson-pilote. Je lui ai confié la mission de trouvé la maison de Boenhoffer. De temps en temps O. s’arrête, consulte son téléphone, remonte sur mon vélo. La route monte insensiblement, O. a cent mètres d’avance, il fait chaud. Au ras de la station Heerstrasse, il tourne dans un dédale de petites rues appelées allee (les noms se terminent par allee. Il s’agit d’un quartier de grosses maisons bourgeoises et de petits jardins magnifiquement fleuris. C’est très calme. Les petits pavés à la pragoise ne secouent pas les vélos. La maison de Boenhoffer au 43 est la dernière de la Marienallee, contre le domaine de ce qui paraît être un ensemble d’immeubles bas posé sdans un parc boisé. Il y a une plaque sur la façade qui évoque Boenhoffer, son frère et ses beaux-frères.

Nous repartons droit vers l’est. Trottoirs des avenues jusqu’au Tiergarten, Tiergarten, retour devant le monument de la Shoah, direction Postdamerplatz, musée Checkpoint Charlie que je veux montrer à O.
J’y étais venue en 1997, il s’est beaucoup agrandi. Les deux étages et quatre ou cinq salles de mon souvenir se sont transformés en un dédale sur trois étages, bourrés d’information sur les évolutions diplomatiques durant la guerre froide. Le musée y perd un peu de son émotion, quand tout était focalisé sur les inventions folles et l’audace des solutions trouvées, sur les dangers encourus et le désir dévorant de passer à l’ouest.
Aujourd’hui c’est plutôt les tensions internationales qui sont mises en scène, les incidents diplomatiques, les manifestations, les reculades (de l'ouest). Ou peut-être n’est-ce que mon ressenti à la poursuite de souvenirs qui n’existent plus.

Magasin de souvenirs du musée. Nous avons repéré des chopes (un peu grandes à mon avis, des demi-litres alors que les bouteilles ne font qu’un tiers) que nous voulons ramener à la maison où nous manquons de verres à bière. La caissière ouvre des yeux ronds : six chopes ? Elle n’a jamais vu ça. Elle appelle ses collègues, ils n’ont pas de quoi nous les envelopper pour un transport à vélo. Il faudra repasser demain.

Nous rentrons juste à temps pour rendre les vélos à huit heures et demie. Nous profitons de la conciergerie pour réserver nos billets pour le musée Pergame demain. Nous dînons au Schlögl’s comme hier, cette fois-ci de la spécialité de la maison (un plat pour deux: une boulette, une escalope viennoise, une currywürst par personne, choucroute, chou, pommes sautées. La serveuse trouve ce plat pour deux « romantique ». Ils sont fous ces Berlinois). O. boit trois-quart de litre de bière, je suis sûre qu’il ne surfera pas longtemps ce soir sur son ordinateur.