Billets pour la catégorie 2007 :

Bestiaire

Sur l'autoroute, juste devant nos roues, une cane et sa troupe de canetons minuscules et souriants finissent de traverser les six voies en se dandinant et disparaissent dans les fourrés.


Rue du Louvre, un homme arrête les voitures pour permettre à une souris gris foncé de traverser sans être écrasée.


Dans Carnets de guerre de Vassili Grossman acheté hier, la photo du chameau Kouznetchik m'enchante.



Comment trouver notre vieille [division] amie de Stalingrad1 dans la poussière et la fumée, au milieu du rugissement des moteurs avec le cliquetis des chenilles des tanks et des canons automoteurs dans le grincement des énormes convois sur roues qui vont vers l'ouest, dans le flot de ces gamins pieds nus, des femmes en foulards blancs qui se déplacent vers l'est, de ceux qui ont fui devant les combats avec les Allemands et qui maintenant rentrent à la maison ?
Des gens bien intentionnés nous avaient conseillé, afin de nous épargner les arrêts et les questions, de chercher une division caractérisée par une particularité connue de beaucoup : dans son régiment d'artillerie est attelé à un charroi un chameau surnommé Kouznetchik [«Criquet»]2. Ce né natif du Kazakhstan a parcouru toute la route de Stalingrad à la Berezina. Les officiers des transmissions ont l'habitude de repérer dans le convoi Kouznetchik et trouvent sans avoir à poser de questions l'état-major qui se déplace jour et nuit. Nous avons ri à l'écoute de ce conseil farfelu comme à une bonne plaisanterie, et nous avons continué notre chemin.
Et voici que nous sommes de nouveau sur la grand-route, dans la poussière et le fracas. Et la première chose que nous voyons est, attelé à une télègue, un chameau brun, la peau presque à nu, qui a perdu tout son pelage. C'est bien lui, le célèbre Kouznetchik.
Avance à sa rencontre tout un groupe de prisonniers allemands. Le chameau tourne vers eux sa tête peu avenante à la lèvre pendante : il est apparemment fasciné par la couleur inhabituelle des vêtements, peut-être renifle-t-il une odeur étrangère. D'un ton entendu, le conducteur crie à l'escorte : « Fais venir les Allemands ici, sinon Kouznetchik va les bouffer!» Et sur-le-champ nous apprenons tout de la biographie de Kouznetchik : lors des échanges de tir, il va se cacher dans les entonnoirs laissés par les obus et les bombes, il a déjà été recousu trois fois pour ses blessures et s'est vu décerner la médaille «Pour la défense de Stalingrad». Le commandant du régiment d'artillerie Kapramanian a promis à son conducteur que s'il amenait Kouznetchik jusqu'à Berlin, il serait récompensé. «Tu auras la poitrine entièrement couverte de décorations», a dit avec le plus grand sérieux, ne souriant que du coin de l'œil, le commandant du régiment. En suivant la route indiquée par Kouznetchik, nous sommes arrivés à la division.

Vassili Grossman, Carnets de guerre, p.302-303



1 Il s'agit probablement de l'ancienne 308e division de fusiliers, commandée à Stalingrad par le général Gourtiev et qui deviendra la 120e division de fusiliers de la garde en septembre 1943. Cette formation en majorité sibérienne avait défendu l'usine Barrikady à Stalingrad. Pendant l'opération Bagration, elle fut intégrée à la 3e armée.

2 Le chameau Kouznetchik devint célèbre moins d'un an plus tard quand il arriva à Berlin et qu'on lui fit traverser la ville pour cracher sur le Reichstag.

Librairie La Madeleine

  • Romain Gary, Lady L., toujours pour C. Un roman à l'écriture un peu artificielle mais surprenant à la première lecture.
  • François Truffaut, Les films de ma vie, parce que forcément, à lire Tlön et les autres, je finis par avoir envie d'avoir l'air moins bête.
  • Vassili Grossman, Carnets de guerre - De Moscou à Berlin, 1941-1945, parce Grossman est irrésistible. Je m'aperçois qu'avec ses petites lunettes et son air rêveur, il ressemble à Patrick.
  • Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, parce que je me suis soudain demandé lors des derniers cours si Compagnon ne trichait pas, s'il ne nous résumait pas son livre… (un premier feuilletage semble établir que non).
Dans les exemplaires soldés de mon libraire:
  • Jean-Paul Sartre, Huis clos, pour remplacer le mien qui part en lambeaux.
  • George Steiner, Réelles présences
  • Emmanuel Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence
Pour divers cadeaux que je projette :
  • RC, Eloge du paraître (x3)
  • RC, Le département du Gers (x2)
  • RC, Vie du Chien Horla

Bah

On s'absente deux jours qui paraissent deux mois, il semble que tout aura changé en rentrant.
Et puis non, rien.

Cruauté

Fin de la journée. L'ascenceur s'arrête, une voix susurre "ouverture des portes", j'entre, "troisième étage, sens descente", la porte se ferme, "fermeture des portes", un homme mince, la quarantaine, plutôt agréable, neutre tendance poli presque avenant, lève les yeux au ciel et dit : «On comprend pourquoi ils ont choisi une voix de femme».
Je le regarde, un peu surprise, je ne dis rien. Il est obligé de continuer : «Parce que ce sont des pipelettes, elles parlent tout le temps».
Je le regarde, enregistre le cliché, ne dis rien. Sans doute ai-je l'air encore un peu surprise, ou peut-être un peu moqueuse.
Je me tais.
Il commence à se décomposer: «Euh, je plaisantais, je ne le pense pas, bien sûr.»
Je le regarde, souris largement et réponds froidement: «Mais si, vous le pensez.»
Il est très très ennuyé, essaie de balbutier quelque chose, de se justifier, de s'excuser, mais trois étages, c'est trop court.
Je sors, ("rez-de-chaussée, ouverture des portes") et bon prince, lui confirme: «Et vous avez raison, ce sont souvent des pipelettes».

La série que j'attends en DVD

Il y a quelques jours j'expliquais à C. qui s'étonnait de je ne sais plus quelle information à la radio, qu'on passait sa vie à essayer de retrouver les impressions et les sensations de l'enfance. (Je lui ai épargné Proust).

Un peu plus tard dans la voiture, nous écoutions l'horoscope déjanté de RFM: chaque jour l'horoscope est construit sur un thème, et ce jour-là, le thème était la Hollande, nous avons donc eu droit à douze clichés sur la Hollande (un par signe astrologique): les tulipes, les canaux, etc, et l'Ajax d'Amsterdam. Durant les quelques secondes où a été évoqué l'Ajax, le bruit de fond était un étrange grincement.
Une fois l'horoscope fini, j'ai demandé à C:
— Tu sais ce que c'était, le bruit sur l'Ajax?
— Non.
— C'est une référence à une vieille pub pour Ajax crème: la pub t'expliquait que sans Ajax crème, tu rayais l'émail («Ça raye l'émail», je l'ai encore dans l'oreille), et on voyait un patin à glace en train de pirouetter en rayant l'émail: c'est ce bruit que tu entendais.

J'en ai profité pour lui expliquer l'autre bruit célèbre de ces années-là: une assiette propre lavée avec Paic citron, Peeeeurrrrrkkkkkkk (un post fétiche sur un produit fétiche).

C. est très bien préparé pour vivre dans les années 80, de même que j'étais parfaitement préparée à vivre dans les années 50. Comme dirait Rémi, l'important, c'est de ne pas transmettre ses névroses.

La série que j'attends, c'est celle-ci. Elle n'existe pour l'instant qu'en zone 1.


Les Alpes, essai de photo prise d'avion



Photo de A. en allant à Venise

Librairie La Madeleine

Billet (et quelques autres) en hommage à ma chère librairie de la Madeleine, qui ferma durant l'été 2007.
  • Martin Heidegger, Approche de Höderlin: impossible de résister à un livre qui réunit deux tels noms.
  • Joseph Moreau, Spinoza et le spinozisme: un Que sais-je, je déteste les Que sais-je. Acheté dans l'espoir (utopique) de le lire et d'y comprendre quelque chose.
  • Ludovic Roubaudi, Le 18 : au dilettante, pour remplacer le banal Folio acheté il y a quelques mois (contient une dédicace de Roubaudi à mon libraire).
  • Guiseppe Montesano, Dans le corps de Naples: à cause du titre et de mon voyage à Venise.
  • Rick Bass, Là où se trouvait la mer: parce que les pages sont tachées de café et que personne ne l'achètera.
  • Michel Serres, Esthétiques sur Carpaccio: j'ai un préjugé défavorable concernant Michel Serres, j'aime beaucoup Carpaccio, je ne sais rien de lui, le livre est mince (et gondolé), il sera vite lu, ce sera toujours ça d'appris.
  • J.M.R. Lenz, Cours philosophiques pour âmes sentimentales: le titre me fait rire et me rappelle d'autre part Cours de philosophie en six heures et quart de Gombrowitz. Même éditeur.
  • Thomas de Quincey, De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts.
  • Leo Perutz, Le cavalier suédois: je sais que tous les Perutz sont bien même si je n'en ai lu aucun.
  • Ella Maillart, La voie cruelle, parce qu'il me semble que c'est ce livre que Catherine Rannoux identifie dans Fendre l'air, des choucas tournoyant devant une muraille "l'image pousse son cri", Saint-John Perse et Robinson Crusoë…
  • Annemarie Swarzenbach, Où est la terre des promesses: ces deux femmes me font rêver et comment résister à un sous-titre comportant le nom d'Afghanistan?
  • Andreï Guelassimov, La soif: la quatrième de couverture parle de Tchétchénie, d'ivrognerie… Pour compléter le tableau d'Anna Politkovskaïa et en hommage.
  • Rosamond Halsey Carr, Le pays des mille collines: mais où ai-je entendu ce titre? Parce que j'aime passionément La ferme africaine.
  • Paul Veyne, Sénèque, une introduction.
  • Fred Vargas, Pars vite et reviens tard, pour H., qui ne sait plus où est son exemplaire.
  • Les portraits de Renoir


Au moment de payer, le libraire me demande timidement de lui régler en espèces les livres soldés: il vend en fait des livres personnels. Il regarde un à un ceux que j'ai choisis:
— Ah oui, ça c'était très bien... Oui, celui-là, c'est pas mal, très violent (le livre sur Naples)…
— S'ils vous manquent, je vous les prêterai. (Je pense au militaire de Milady, obligé de vendre ses livres, puis sa jument. Ici, il ne s'agit que d'un manque de place, je crois).

Lassitude

J'ai compris ce week-end pourquoi j'étais aussi désorganisée, pourquoi j'étais débordée sur tous les plans (boulot/intendance/perso) : apparemment, depuis mon opération de janvier, j'ai besoin de deux heures de sommeil de plus par jour.
C'est énorme.
Il paraît que c'est une conséquence de l'anesthésie (très longue), que cela va passer, qu'il faut attendre, qu'il faut compter un an avant un retour total à la normale.
Deux heures de vie en moins par jour pendant un an.
Il est inutile d'essayer d'aller plus vite, je sens très bien que je n'y arrive pas, le corps s'oppose.
Il ne reste qu'à faire comme de coutume quand tout commence à partir de travers: adopter une discipline stricte pour retrouver une certaine prise sur la vie, pour calmer cet horrible sentiment d'impuissance que j'éprouve devant le temps qui m'échappe.
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