Billets pour la catégorie Eté 2017 :

Retour dans la nuit

Nous quittons Laon au soleil tombé, à dix heures (soleil disparu, ciel gris bleu, nuit le temps de descendre "la montagne couronnée"). Nous évitons la nationale 2, Etouville, Vailly-sur-Aisne, Augy, Beugneux, noms croisés, ralentir à 50 km, politique d'éclairage différente d'un village à l'autre, plusieurs sont éteints. Campagne et forêt, quelques côtes, la nuit a une odeur forte, souvent désagréable dans la plaine ; à cause des engrais ou des élevages à proximité ?

Voiles blancs légers, diaphanes, respiration de la terre.
— C'était du brouillard ?
— Oui.
— Tu m'étonnes qu'ils aient cru aux fantômes !
— Et aux dragons : tu déterrais dans ton jardin une mâchoire de tyranosaure, tu imagines la frousse ? (Car il n'y a aucune raison que personne n'en ai découvert avant le XIXe siècle.)

Je roule prudemment dans les forêts, je redoute un animal qui surgirait, ce serait bête d'avoir un accident le dernier soir, dans les derniers kilomètres. Nous écoutons un dernier podcast, du jazz à nouveau, Duke Ellington, avec les modes plus formelles de traduction et d'interview de 1966. Le podcast suivant refuse de se télécharger. Tout se tait.

Par moment un sentiment sombre, puissant, nous étreint, quelque chose d'ancestral et de terrifiant, entre la terre et les étoiles dans la nuit, à foncer sans repère dans le noir et le silence.
« Au fond, dit O., c'est ce qui aura manqué à ce voyage : nous aurions dû rouler une ou deux fois de nuit, décapotés. »

Nous descendons droit au sud par la D1, Oulchy-le-Château, direction Château-Thierry (et La Fontaine). Je passe le volant à O. Nous obliquons vers l'ouest, Montreuil-aux-Lions, Sammeron, La Haute Maison, nous retrouvons des noms familiers, la magie est rompue, nous nous souvenons soudain qu'il est désormais possible d'écouter tout simplement la radio. Nous attrappons la fin d'une émission sur George Sand politique et la magnifique oraison funèbre de Victor Hugo, puis Andersen.

Villeneuve-le-Comte, Pontcarré, Chevry, D19. J'éteins quand commence Visconti sur Proust. Nous approchons et plus nous approchons, plus je suis obsédée par le fait d'être prudents.

La fin de notre périple fera curieusement (ou logiquement, d'un point de vue matériel) écho au début : à deux kilomètres de notre but, alors qu'il suffisait de tourner à gauche pour rejoindre Villecresnes, la route est barrée. Il faut tourner à droite vers Marolles, contourner le domaine de Grosbois, passer par la forêt de Sucy. Un quart d'heure, vingt minutes de détour. Nous suivons un semi-remorque qui négocie avec peine un premier rond-point dans le village, un deuxième… Trois voitures le suivent. Au troisième, le camion ne suit pas le panneau "déviation" mais continue le tour du rond-point : est-ce pour nous laisser passer, ne pas nous ralentir davantage ? « Interdit au plus de trois tonnes trois », lit O.
Malédiction mais quelles andouilles : avoir laissé s'engager ce camion alors qu'il ne pouvait pas suivre la déviation dans son entier, c'est criminel. Est-ce un routier français, pourra-t-il descendre engueuler le chef de chantier quand il rejoindra la 19 ? (puis reprendre la Francilienne, je ne vois pas d'autre solution)
Sucy-en-Brie, les hauts de Boissy. Au feu rouge, nous notons le numéro d'un épaviste sur un poteau, dans l'espoir toujours remis de nous débarrasser de l'Opel Corsa.
A la maison. Tout descendre de la voiture (dont les deux tapis de sol et les deux sacs de couchage inutiles qui nous auront bien encombrés), déballer les verres à bière.
Thé, tarte aux mirabelles.
Nous sommes rentrés.

En compagnie des nuages

Trois heures du matin le 25 juillet. Est-ce avoir écouté vers le soir une tranche de bifteck et la biographie de Jules Verne ou être dans un hôtel confortable, sympatique, infiniment silencieux et avec wifi ou la perspective de bientôt rentrer qui vient de me réveiller ? Nous avons fini notre voyage vers l'ouest, il va falloir plonger vers le sud, fermer la boucle, rentrer, et je n'en ai pas du tout envie.

Longue journée de conduite aujourd'hui.

Nous quittons l'auberge de jeunesse sans autre péripétie, direction Bargfeld, la maison d'Arno Schmidt (c'est la raison pour laquelle nous nous sommes arrêtés à Celle : le plus gros bourg alentour de Bargfeld). A Bargfeld, quelques minutes d'hésitation : le village est petit mais il y a malgré tout deux ou trois rues ou routes bordées de maison en briques rouges foncées. Les photos sur internet n'indiquent pas vraiment d'adresse. Je ne suis pas parvenue à comprendre si la fondation Arno Schmidt était installée dans la maison de l'écrivain ou ailleurs.
Nous trouvons facilement la fondation, au bout de l'une des rues de Bargfeld. Une plaque de cuivre précise que pour visiter il faut prendre rendez-vous et donne un numéro de téléphone, mais je ne me vois pas téléphoner en allemand pour demander à visiter une exposition sur l'Allemand le plus difficile à lire du XXe siècle alors que je n'en maîtrise pas la langue.
Le portillon est ouvert, nous décidons d'entrer, en tongs dans la rosée du jardin net et entretenu. Nous tournons l'angle de la maison. C'est alors que j'aperçois par la porte-fenêtre un homme en train de travailler sur un ordinateur. Nous rebroussons précipitamment chemin.

Nous logeons la clôture. La maison bleue est là, derrière, à travers les pins, le toit rongé de mousse. Elle est petite et haute. Le portail délabré est fermé par un canedas, au fond du jardin se trouve un cabanon gris presque aussi grand que la maison mais sans étage. Il n'y a rien après la propriété, un champ, des vaches (barrière électrifiée : aucune chance d'entrer par là).
Sans doute aurait-il suffit de sonner puisqu'il y avait quelqu'un. Je n'y ai pas vraiment pensé, je n'en ai pas vraiment eu envie. Je voulais voir la maison, les champs, le village, la région, la hauteur du ciel. Schmidt a été très pauvre toute sa vie, une vie bien plus difficile que celle de ce râleur de Thomas Bernhard, et sa maison est discrète, timide, derrière celle pimpante de la fondation. Ici nous sommes très loin du monde même si le village est actif, vivant, net. Comment était-il entre 1950 et 1970 ? Peut-être différent d'allure mais sans doute dans le même esprit.

Nous reprenons la route, Waze annonce huit heures de trajet jusqu'à Amsterdam si nous ne prenons pas l'autoroute. Il fait beau, frais, le paysage est à la fois homogène (bouleaux, champs, maisons de briques rouges) et varié. Nous écoutons la suite des aventures de Jack London. La pluie se met à tomber drue, le reste de la journée sera sous les averses. Kebab à Sulinger. Un instant je songe à pousser jusqu'à Brême mais la pluie m'en dissuade : le cœur n'y est pas.

La journée se poursuit, fatigante à rouler sans interruption. Bruit sec, caillou dans le pare-brise, éclat. Zut. Vaut-il mieux changer le pare-brise avant de rendre la voiture ou rendre la voiture ainsi et laisser le concessionnaire le changer à moindre prix (puisqu'il est concessionnaire) mais cependant nous le facturer au prix fort ? Nous écoutons quelques «pages arrachées à Chantal Thomas » pour m'apercevoir que je déteste ce genre, le genre libertinage XVIIIe siècle, qui me paraît toujours du Gérard de Villiers pour dîners en ville (autrement dit, du cul que les intellectuels peuvent reconnaître qu'ils lisent, alors qu'ils ne reconnaîtront pas lire Gérard de Villiers). Ça m'ennuie et me dégoûte, sans compter que lorsque c'est écrit par une femme, ces histoires de dépucelage par Louis XV (Le testament d'Olympe) me font penser à la collaboration des kapos à la garde de leurs pairs. Bref, au milieu du troisième épisode, nous abandonnons (à l'origine, si j'avais sélectionné ces podcasts, c'est que je connaissais Chantal Thomas par Comment supporter sa liberté).

Nous écoutons ensuite Thierry Frémaux expliquer la sélection du festival de Cannes 2016. C'est un peu difficile à suivre pour nous : nous ne connaissons pas tous les noms et certains titres sont donnés en anglais alors qu'un autre titre a été donné au film lors de sa sortie en France. J'explique à O. que les cinéphiles sont des extrémistes prêts à tuer. Je découvre que Frémaux vit la même expérience (par exemple les réactions de son équipe au visionnage de The Neon Demon : « ridicule » ou « magnifique ») : ainsi donc ce serait toujours ainsi, par nature ? Frémaux ne paraît pas le vivre mal. Mais pourquoi diable un film déclenche-t-il une telle volonté d'être le seul à posséder l'interprétation juste, d'être celui qui voit et comprend exactement ? Quel est ce besoin de voir ses goûts confirmés ? Ou ne s'agit-il pas de goûts mais de vision du monde ?
Je note en passant que Frémaux considère que l'interprétation d'Isabelle Huppert dans Elle possède une force comique. Si c'est le cas, la bande-annonce a vraiment été mal construite.

Nous sommes entrés aux Pays-Bas. Les maisons sont toujours en brique mais les toits ont changé (beaucoup de chaume), les jardins aussi, plus grands, plus nets. Il y a beaucoup de moutons et des vaches. Les bouleaux se sont fait rares. Pendant quelques kilomètres je guide O. à la carte pour tenter de suivre un canal, de passer par du « pitto » (Reeze, Ommen) puis j'abandonne, les routes font la largeur d'une voiture et demie, en cas de croisement il est prévu que l'on morde sur la piste cyclable et même sur l'accottement renforcé par des briques de ciment ajourées, il y a quelques cyclistes malgré la pluie, tout cela paraît dangereux.
Arrêt à Raalte après avoir échoué à trouver un café ou une station essence en bord de route même. Nous sommes épuisés et faisons des erreurs de débutant : un quart d'heure d'errance dans la zone industrielle avant de trouver le centre ville. Il est près de six heures. Café, gâteaux, changement de conducteur. Nous réglons Waze sur "le plus rapide sans autoroute". Je prends le volant après avoir préparé une nouvelle liste de podcasts.

Une tranche de bifteck de Jack London. Quarante minutes de combat de boxe.
N344, 221, 415, 201.
Il pleut par intermittence. Nous décapotons dès que possible. Les nuages sont magnifiques. Depuis longtemps, depuis Melk au moins, le ciel nous présente des paysages de tableaux, une véritable invitation ou initiation à la peinture. Ce soir, à la faveur des orages et du soleil qui tombe lentement devant nous, les nuages d'une consistance épaisse et ferme présentent sur la largeur de l'horizon, vaste aux Pays-Bas, toutes les lumières, du plus sombre au plus lumineux, sans oublier les traits filtés du soleil contre les dernières parcelles de bleu.
Canaux, lacs (salés ou eau douce ?), bateaux, un pair oar, une yolette, enchantement. Nous enchaînons sur une biographie étincelante de Jules Verne en vingt minutes qui fait rire O. aux éclats (arrêt du podcast le temps de reprendre son souffle afin de ne pas perdre un mot du récit).
Si vous ne devez écouter qu'une émission, que cela soit celle-ci.

Arrivée à Amsterdam, hôtel au sud, à deux pas du tramway. Accueil chaleureux sur un mode logique c'est-à-dire informatisé, wifi gratuit (sans mot de passe) et efficace, la civilisation, enfin ! (J'assume de juger un pays, une ville, un hôtel, à sa capacité à utiliser l'informatique et à mettre de l'internet à disposition. C'est pour moi bien plus que de la technologie : c'est un état d'esprit, celui qui consiste à faciliter sa vie et celle de ses contemporains.)
La chambre nous fait rire : douche et WC chacun dans une colonne de verre dépoli dont les portes coulissent en demi-cercle. Tout est blanc, desaïgné à l'excès. Nous descendons profiter de notre cocktail de bienvenue et dînons sur place, le moral remonté au beau fixe.

Berlin dans le brouillard

A six heures la tour de la télévision a disparu. Seule la base émerge vaguement du brouillard. A huit heures l'orage gronde au loin et la pluie bat les fenêtres. A dix heures la vue est dégagée et nous quittons l'hôtel avec l'intention d'aller prendre notre petit déjeuner (voire un brunch vu l'heure) au Sony-Center au Kaisersaal repéré la veille.
Las, pour une raison incompréhensible (dimanche ? mais il y a écrit täglich sur la pancarte, täglich, 10 Uhr) ce café est fermé. Une recherche Yelp plus tard (nous sommes le 23, jour impair, à moi de décider ce qu'on fait lorsque nous sommes dans l'indécision) j'ai trouvé le "Panorama", café en haut d'un immeuble qui domine le Sony-Center. Peut-être est-ce lui dont j'ai cherché la trace hier ?

Nous arrivons à onze heures affamés dans un café qui est un café berlinois : que des gâteaux, pas l'omelette dont je rêvais, pas de pain ou de beurre ou de confiture. J'étudie la carte et découvre planquées en dernière page des boulettes au curry et des boulettes berlinoises (j'ai lu je ne sais où que la Currywurst est une invention de 1949, en des temps de disette. A notre grand amusement il existe un musée de la Currywurst à quelques centaines de mètres de la PostdamerPlatz, il faudra y faire un tour un jour).
Nous commandons au garçon narquois deux capuccinos et deux boulettes — puis une Badoit, ce qui lui paraît plus normal — puis une part de forêt noire et de streusel aux cerises (Kirsch-Streusel : une tarte aux cerises recouverte de crumble) que nous mangeons en buvant les cappucinos, ce qui le rassure tout à fait.
Entretemps, les deux serveurs auront eu la gentillesse de laisser s'installer deux pères et trois fillettes entre deux et cinq ans venues ici manger leurs donuts achetés ailleurs (je n'aurais pas parié trois kopecks qu'ils les auraient autorisés à le faire).
Nous finissons notre repas, montons d'un étage et faisons lentement le tour de l'esplanade en commentant l'horizon, essayant d'imaginer la bande du no man's land : le mur côté ouest est matérialisé sur les pavés de la place, mais le mur côté est, où se trouvait-il ? Tel immeuble, quel âge a-t-il ?

Nous repartons, direction Sans souci, avec une première erreur puisque nous partons plutôt vers le sud-est avec un objectif indiqué à quatre kilomètres : est-ce un quartier ? Cette direction est bizarre. Nous précisons à Waze "château Sans souci" : c'est à trente-sept kilomètres au sud-ouest, ce qui est beaucoup plus logique. (Note pour moi-même : c'est de ce moment que date nous aurons bloqué le nord sur Waze, ce qui oblige à se projeter sur la carte en conduisant au lieu de simplement calquer la direction indiquée, mais permet de se situer dans l'espace.)
Les conducteurs berlinois sont d'une impatience qui frise la grossièreté. Malheur à l'hésitant ou au rêveur : klaxon, dépassement par la droite ou la gauche avec moue exaspérée (je m'en fiche, je suis passager en décapotable, je leur fais de grands gestes de clown par-dessus le toit en leur tirant la langue. Non mais, on est dimanche, ils ne sont pas à quatre secondes près (et nous sommes en vacances, et pas eux, ils sont juste jaloux)). Est-ce parce que les feux rouges sont très longs et les feux verts très courts ? Evidemment, il y a au moins trois séries de feux, pour les vélos, les piétons, les voitures, qui vont tout droit ou tournent à gauche ou à droite…

Château de Sans-Souci. Disons-le tout de suite, c'est une merveille. L'accueil est rébarbatif, il y a beaucoup de monde, j'ai été désagréablement impressionnée par la tentative à l'entrée de nous vendre une carte du parc du type de celles que l'on trouve gratuitement partout ailleurs, suffisamment agacée pour ne pas prendre de billet pour visiter l'ensemble des châteaux et bâtiments du parc.
Nous sommes arrivés par l'arrière du château et les colonnades et à notre habitude nous nous sommes spontanément éloignés de la foule, nous enfonçant sous les arbres. Il faisait très bon, les flaques prouvaient que l'orage avait également éclaté ici plus tôt, nous étions à peu près seuls. Nous avons suivi les bâtiments de l'orangerie, attirés par des photos de l'intérieur nous avons pris deux billets. Ici tout le monde était gentil et souriant ; il fallut mettre d'énormes chaussons de feutres à l'entrée de la première pièce (j'appris à O. qu'il fallait glisser style patineur : ainsi non seulement nous n'abîmions pas le parquet, mais nous contribuions à son entretien), à notre arrivée les gardiens se levaient de leurs chaises comme pour nous accueillir et les pièces étaient magnifiques, de grands cubes meublées avec unité. La pièce centrale de l'orangerie est dite "salon Raphaël" et abrite la plus grande collection de copies de Raphaël au monde.

Belvédère : fermé, montée des escaliers interdite. Par les fenêtres nous contemplons des photos montrant l'état désastreux du bâtiment (je pense à Castel del Monte à la fin du XIXe siècle), mais quand ? fin de la guerre, années 1980 ?

Nous repartons vers le nouveau château. Prairies, corneilles mantelées. Château ouvert malgré les travaux mais nous n'avons pas le temps, Charlottenhof, pavillon chinois (et doré), ce parc est immense, retour devant le château, devant les fantastiques terrasses aux figuiers enfermés chacun dans leur serre personnelle.

Pas le temps, pas le temps. Il faudra revenir, Reichstag et Sans-souci, les prochains objectifs berlinois. Postdam, recherche de glaces, achat de sandwiches, départ. L'auberge de jeunesse nous a demandé de donner notre heure d'arrivée, O. est chargé d'écrire en allemand. Pessimiste je conseille "arrivée entre neuf et dix heures", optimiste il écrit "arrivée aux alentours de neuf heures".

Quatre heures de route puisque nous ne prenons pas l'autoroute, les nuages font leur show (j'aurai découvert durant ce voyage que le relief, la végétation et l'habitat ne sont pas les seuls à constituer le paysage, les nuages le font tout aussi bien), campagne, bouleaux, arbres parfois énormes, maisons de briques rouges encastrées entre des colombages formant des carrés d'environ un mètre d'arête. Champs, forêts, prairies, peu de présence humaine ou animale, si cen'est des éoliennes. J'essaie de deviner l'ancienne frontière est-ouest, je ne vois rien, ne sais rien voir. Tout au plus y a-t-il davantage de villages à l'aspect plus citadins, moins campagnards, au fur à mesure que nous avançons vers l'ouest. Nous écoutons la fin des podcasts sur la correspondance de Raymond Chandler (parfois très caustique) et commençons la série consacrée à Jack London. Sentiment de liberté à pleurer de joie à rouler dans le soir entre les bouleaux au son d'une balade irlandaise.

Nous nous sommes arrêtés dix minutes pour manger nos sandwiches et changer de conducteur. Le soir tombe, nous traversons Celle, l'auberge de jeunesse est à l'écart, petite, en bois bleu.
Nous roulons décapotés : pas de doute, c'est bien une odeur de porcherie qui vient d'envahir nos narines. Je me mets à rire, à rire devant cette absurdité qui consiste à passer ses vacances près d'une porcherie ; à rire navrée pour ces gens qui viennent ici pour échapper à leur HLM et se retrouvent à côté d'une porcherie (bien contents de retourner dans leur HLM finalement), O. m'achève en me rappelant l'un des chapitres du livre écrit par le voisin de Thomas Bernhard qui s'opposait à la construction d'une porcherie par l'auteur.
J'aime les odeurs de la ferme, mais la porcherie et le poulailler sont les deux odeurs insupportables.

Nous descendons nos bagages, arrivons dans le hall. Des familles jouent aux cartes ou au mikado, personne ne croise notre regard ni ne nous sourit ni ne nous dit bonsoir ("hallo").
C'est alors que le réceptionniste derrière le comptoir, type paysan bourru entre quarante et soixante ans, commence à nous faire la leçon sur le thème "il est neuf heures vingt, vous aviez dit neuf heures, je devrais être chez moi". Le côté instituteur réprimandant un gosse de huit ans m'insupporte, après tout je suis un client et je paie un service, à la grande gêne d'Olivier la moutarde me monte au nez et je commence à expliquer dans mon sabir "wir können gehen", que s'il n'est pas content nous pouvons partir, « ich bin nicht a kind, a child », je mélange les langues, « es ist an Auto, nicht a Bahn », je ne suis pas sûre que ce soit le mot pour train. Olivier hyper gêné explique que le mail aurait dû préciser qu'il y avait une heure limite, nous l'aurions respectée (ce qui est vrai), j'explique que c'est la première fois que nous avons un problème de ce type, je lâche le nom de Dresdes, il répond que c'est dans un autre Land (intéressant : les règles seraient établies par Land ?). Il s'est radouci, il est devenu à peu près normal, sans que je sache si c'est à cause de la perspective d'avoir attendu pour rien, ou celle de perdre le prix des chambres, ou s'il fait partie de ces personnes qui ne vous respectent que si vous leur résistez.

Il prend les draps, nous montre nos chambres. Quatre lits superposés, mais nous sommes seuls dans la chambre. Il faut faire son ménage avant de partir et c'est plus cher qu'à Dresdes. Conclusion : ne prendre que des auberges de jeunesse sur hihostels. Pas étonnant que celle-ci n'y soit pas référencée.

Berlin sous la pluie

Réveillée une première fois à six heures, il fait grand jour derrière les volets occultants.
Levée à sept heures dix, il faut que je blogue, je ne m’en sortirai pas. Pas de connexion, je tape dans TextEdit la journée d'hier. O. a l’intention d’acheter du wifi ce soir.
J’ai des courbatures dans les jambes et le haut du dos.
Je laisse dormir O. jusqu'à huit heures et demie. Je découvre un peu tard (pas fait attention hier, pas compris) que les petits déjeuners sont à dix-neuf euros. Je sais bien que c'est une façon pour l'hôtel de compenser le prix des chambres, mais tout de même. Demain nous irons ailleurs.
Les billets pour Pergame sont à onze heures, nous y arrivons un peu à l'avance, toujours à vélo.

Le musée est en travaux depuis plusieurs années. L'entrée actuelle est une catastrophe : elle fait arriver directement devant la porte d'Ishtar sans la progression à travers l'allée. Cela casse toute la mise en scène grandiose. J'en suis déçue pour O. que j'entraîne au pas de course à travers les salles parallèles afin de lui faire emprunter les salles "dans le bon sens" : remonter l'allée des lions pour arriver devant la porte. J'espère qu'il aura eu le choc malgré tout devant cette splendeur.

Porte de Milet, étage sur l'art islamique. Autant les cartouches et panneaux à l'étage inférieure semblent dater de plusieurs années, peut-être d'avant 1989 puisqu'ils sont entièrement en allemand (le musée a sans doute préféré miser sur les audio-guides qui permettent d'écouter en regardant et non lire puis regarder (ce qui par ailleurs diminue le temps passé dans chaque salle)), autant à cet étage tout a été mis à jour récemment, certaines références datant de 2015 : des cartes montrent les emplacements initiaux des objets exposés et expliquent ce qui a été détruit par Daesh ou la guerre en Syrie.
La muséographie profite de la vidéo et de la reconstruction trois D : ce ne sont plus des maquettes que l'on expose comme pour la porte d'Ishtar ou la ville de Milet, mais des animations qui reconstruisent les bâtiments sous vos yeux. Il n'est plus nécessaire d'avoir beaucoup d'imagination, il suffit de regarder.
Les murs offrent un gigantesque cours d'histoire concernant la succession des dynasties, Omeyyades, Abassides, Samanides, etc. Le brouillage des frontières culturelles est mis en avant, notamment dans les échanges avec l'Orient : est présenté l'exemple de la faïence blanche chinoise pauvrement imitée par la civilisation islamique, mais décorée par elle de motifs bleus, idée reprise par les Chinois qui intègre le bleu à leur décoration.
Certains endroits n'existent plus désormais, mosquée de Damas, maisons d'Alep. Les voleurs d'antiquité ont peut-être rendus service à l'humanité (réflexion personnelle et non du musée !).

L'exposition temporaire porte sur la tradition biblique dans le monde islamique. De magnifiques miniatures montrent la façon dont les artistes indiens ont repris des motifs chrétiens (madone, anges, etc). Au-delà de l'iconographie sont présentées les Eglises orientales et la transmission des textes en copte, arménien, syriaque… (Je fais remarquer à O. la multiplicité des caractères en plomb nécessaires qui ont fait plus tard la renommée des imprimeries de Venise.) Le musée a sorti ses plus vieux manuscrits qui sont de véritables trésors et je contemple avec émotion une Bible du IVe siècle, parmi les plus vieux textes matériellement découverts (le miracle des manuscrits de la Mer morte, ce n'est pas leur texte mais leur existence matérielle aujourd'hui).
Là encore, l'accent est mis sur l'interpénétration continuelle des cultures. Il est possible de vivre ensemble puisque cela a eu lieu dans le passé (et a produit de telles œuvres d'art) : cela n'est pas écrit en toutes lettres mais cela doit être déduit de l'exposition.
J'achète le catalogue de l'exposition non dans une visée culturelle ou artistique : les données présentées ici peuvent m'être utiles en exégèse.

Je voulais déjeuner au Sony-Center. Je ne sais plus où, dans une feuille de chou gratuite en allemand destinée aux étudiants, j'avais lu qu'il y avait un café dans les étages du Sony-Center (« Des étages sur une place ? Mais qu'est-ce que tu veux dire ? ») Cela a-t-il été vrai il y a quatre ans je ne sais, mais quoi qu'il en soit nous n'avons rien trouvé de la sorte. Nous avons déjeuné d'une soupe et d'une tranche de foie sur la place elle-même ; nous nous sommes abrités de la pluie commençante dans la librairie du cinéma (achat de partitions de films, oui oui) ; nous avons profité d'une éclaircie pour reprendre nos vélos et aller chercher les chopes à Checkpoint Charlie, pédalant avec allégresse sous l'averse hésitante.
Le temps d'attacher nos vélos et l'orage se déchaînait : refuge sous l'auvent du musée du mur (que les gardiens soient remerciés), à compter les secondes entre les éclairs et le tonnerre (deux à six cents mètres), à contempler les stratégies de chacun, une famille debout sur la table du bistrot pour protéger sandales et basketts du déluge, une jeune fille refusant de mettre sa veste en jean encore un peu sèche puisque celle-ci était nouée autour de sa taille car le tissu du jean appuie sur le tissu de la chemise trempée et que la sensation est glacée.
Dix minutes, quinze minutes, plus ?

Nous courrons sous la pluie jusqu'au magasin du musée, achetons nos six chopes, reprenons les vélos après avoir quémandé des serviettes de table pour en essuyer les selles (la pluie a cessé).
Passage à la voiture, dépôt des verres, récupération de mon cirée et de mes bottes (la pluie a repris) ; passage à l'hôtel, habits secs et dix minutes de sieste, nous ressortons ; la pluie est faible ; passage dans un grand magasin pour acheter un k-way à O.

L'idée est d'aller vers le sud, au bord du Landwehrkanal selon les conseils de Jérémy. Vélo, la pluie s'est arrêtée, monumentale Strausbergerplatz et ses quatre immeubles en sentinelle, église St Michael à la nef détruite et bétonnée (Michaelkirche. Au retour nous découvrirons qu'il y a un café en contrebas du parapet, au bord d'une pièce d'eau), quartier turc.
Ankelklause à l'angle du Kottbusserbrück, apéro et dîner sous la véranda dans une impression d'Amsterdam. Une femme dépose un sac à dos qui me paraît très intéressant. Quatre jeunes Françaises remplacent une Allemande qui lisait Die Zeit (« Pas Emily Dickinson mais Ingeborg Bachmann »).

Nous rentrons (contrainte du vélo à vingt heures trente, toujours. Mais pourquoi si tôt ?) J'aurais bien tenté le Reichstag, mais il faut soit ressortir la voiture, soit y aller à pied. Ce soir ce sera soirée wifi. J'ai l'espoir de rattrapper mon retard sur le blog, mais le temps de traiter mes mails, d'organiser les jours à venir (quel bonheur des musées qui savent utiliser les e-billets. Back to the modernity, l'Allemagne et l'Autriche, c'est la misère. Plus de billet pour le musée Anne Franck pour les deux semaines à venir !) et de faire quelques vérifications de référence sur internet et je m'endors.

Berlin au soleil

Je réveille O. à huit heures et demie. (Il m’assurera plus tard qu’il ne dormait pas.) Comme d’habitude, il nous faudra deux heures pour être prêts à quitter l’hôtel. Je prends le temps de pointer les dépenses de carte bleue, ce que je n’ai pas fait depuis le début du voyage. C’est une façon comme une autre d’avoir une trace de nos déplacements (après tout, « journal », c’est d’abord comptable), mais ce n’est pas exhaustif puisque nous payons souvent en liquide, entre les commerçants qui ne prennent pas la carte et mes problèmes de plafond.
Petit déjeuner très fourni, beaucoup de monde (trente-cinq étages de trente-quatre chambres). Le café est pré-disposé sur les tables dans des thermos argentées, j’en bois une quasi entière. Le beurre est débité par une machine qui en fournit des rondelles. Le grille-pain est sur le modèle de Vienne, au désespoir d’O. (mais il accepte tous les types de pain — mais il est très lent).
Durant le petit déjeuner, pendant qu’O. termine toutes ses tartines (« rappelle-moi de ne plus prendre de ce pain », en désignant un pain piqueté de graines de tournesol) je réserve une nuit en auberge de jeunesse à Celle, cette fois-ci en passant par jugendherberge.de repéré à Dresdes (Hihostels.com ne permet pas de réserver pour Celle. En d’autres termes, il y a plus d’auberges de jeunesse en Allemagne que ne le montre la carte de hihostels). Pas d’auberge à Amsterdam, ce sera l’hôtel, un peu à l’écart du centre, ce qui je l’espère permettra d’éviter le plus bruyant de la foule.

Location de vélos à la conciergerie de l’hôtel (vieux souhait : me promener à vélo dans Berlin). Ce sont des vélos hollandais : une seule poignée de frein à gauche, tourner les pédales à contresens permet de freiner. C'est à peu près comme de passer d'une boîte manuelle à une automatique ou l'inverse : je ne m’y habituerai pas de la journée, donnant (voulant donner) un quart de coup de pédale en arrière dans les descentes avant de partir en roue libre (afin de mettre les deux pédales au même niveau) et donc freinant brusquement — et surtout n’arrivant pas à m’arrêter sans à-coup, brusquant le dos d’une secousse brutale à chaque fois.
Le guidon très haut permet de pédaler le dos quasi droit ce qui est près confortable.

Comme je n’ai pas réussi à comprendre si les billets pour le musée Pergame devaient s’imprimer ou pouvaient se charger sur téléphone, je n’ai rien acheté en ligne. Nous y passons, trop de monde, sans doute une heure de queue. Nous partons, nous verrons demain.
Beaucoup de monde dans les rues. Devant l’université Humboldt, je pense à Cerisy. Quel merveilleux dîner le dimanche en revenant du mont St-Michel avec Ugo Perone, professeur à Humboldt, et sa femme, italiens, qui nous racontaient des histoires de famille et des anecdotes.

Nous pédalons jusqu'à la porte de Bandebourg. Je présente à O. « Unter den Linden » (quelqu’un qui ne lit pas n’a pas cette satisfaction poétique qui consiste à faire coïncider la vie avec les récits), je lui explique la façon dont l’ensemble des bâtiments ont été reconstruits dans les mêmes volumes qu’avant 1940, combien cela est frappant sur les photos : pas le même style, mais le même encombrement pour l’oeil, longueur, largeur, hauteur. C’est une solution très satisfaisante pour l’intellect: reconstruire à l’identique aurait consisté à effacer les périodes de guerres chaude et froide, reconstruire différemment aussi. Le compromis trouvé est une merveille d’équilibre entre la mémoire et la volonté de se tourner vers l’avenir.
Je lui montre la verrière du Reichstag. J’aimerais y monter un jour, mais là encore la queue est importante, ce ne sera sans doute pas pour cette fois. (En fait je l'apprendrai demain, c'est gratuit mais il faut s'inscrire en ligne ou se présenter au guichet du Service d’accueil des visiteurs du Bundestag. Je ne sais pas à quoi correspondait la queue, peut-être au temps de fouilles).

Nous tournons un peu dans le Tiergarten. Nous sommes à la recherche du monument aux Juifs assassinés dont j’ai parlé à O. à Prague et que j’ai découvert en 2010 sans m’y attarder. Dans ma mémoire il était dans le prolongement de la porte de Brandebourg ou du Reichstag, ce qui est faux (il est au sud de la porte). De même, j’avais dit à O. que chaque bloc représentait une ville et que sa taille était proportionnelle au nombre de morts de cette ville, ce qui est une construction de mon esprit, sans doute influencé par le mémorial de Treblinka tel que je le connais à travers le film Shoah.
Nous nous enfonçons entre les blocs, le sol ondule, certains blocs ont bougé et ne sont plus exactement verticaux. C’est un labyrinthe aux angles droits. Sentiment d’oppression et d’infinité : c’est très réussi.

Vélo dans Tiergarten, direction Charlottenbourg. Parc (forêt) chaque fois que nous le pouvons. Nous suivons le Landwehrkanal, la température est idéale, nous sommes quasi seuls, des personnes mangent sur les bancs en regardant l’eau, c’est la pause-déjeuner.

Achat des billets (très fort ces Berlinois: il faut payer pour prendre des photos. Faire payer le wifi et le droit de prendre des photos, ça c'est du commerce !), déjeuner rapide en face, visite du château. Les explications historiques sont mieux organisées qu’à Schönbrunn. Pas d’allusion à Voltaire. Je prends conscience de l’animosité ancestrale entre la Prusse et l'Autriche (alors que je considérais les deux pays comme un seul bloc dans l’empire germanique), ce qui donne d’autres nuances à l’Anschluss : quels étaient les réels sentiments de la population autrichienne en 1938 ? Y a-t-il eu une importante résistance intérieure, psychologique ou armée ? Ou le ressentiment de la première guerre mondiale avait-il annihilé l’ancien sentiment de rivalité ? Je suis décidément une bille en histoire.
C’est ici que se trouve le tableau de David montrant Bonaparte au col de St Bernard, c’est ici aussi que se trouve le portrait de Frédéric II par Pesne.

Vélo dans le parc (mais pas dans les jardins baroques, c’est interdit), Belvédère (j’achète deux étuis à lunettes en tissu à motif de paons: cela prend moins de place que l’énorme boîtier Guess pour mes lunettes de soleil), mausolée. Je suis impressionnée par l’effort de reconstruction, de préservation et de reconstruction de l’Etat depuis 1945. C’est admirable : sont-ce les alliés qui ont travaillé à cela à l'origine pour se différencier de l'est, est-ce une volonté de l'Etat fédéral dès l'origine ? En d'autres termes, si l'Allemagne n'avait pas été divisée, un tel effort aurait-il été mené ?

Nous quittons le parc, direction l’ouest. Nous pédalons longtemps, O. comme poisson-pilote. Je lui ai confié la mission de trouvé la maison de Boenhoffer. De temps en temps O. s’arrête, consulte son téléphone, remonte sur mon vélo. La route monte insensiblement, O. a cent mètres d’avance, il fait chaud. Au ras de la station Heerstrasse, il tourne dans un dédale de petites rues appelées allee (les noms se terminent par allee. Il s’agit d’un quartier de grosses maisons bourgeoises et de petits jardins magnifiquement fleuris. C’est très calme. Les petits pavés à la pragoise ne secouent pas les vélos. La maison de Boenhoffer au 43 est la dernière de la Marienallee, contre le domaine de ce qui paraît être un ensemble d’immeubles bas posé sdans un parc boisé. Il y a une plaque sur la façade qui évoque Boenhoffer, son frère et ses beaux-frères.

Nous repartons droit vers l’est. Trottoirs des avenues jusqu’au Tiergarten, Tiergarten, retour devant le monument de la Shoah, direction Postdamerplatz, musée Checkpoint Charlie que je veux montrer à O.
J’y étais venue en 1997, il s’est beaucoup agrandi. Les deux étages et quatre ou cinq salles de mon souvenir se sont transformés en un dédale sur trois étages, bourrés d’information sur les évolutions diplomatiques durant la guerre froide. Le musée y perd un peu de son émotion, quand tout était focalisé sur les inventions folles et l’audace des solutions trouvées, sur les dangers encourus et le désir dévorant de passer à l’ouest.
Aujourd’hui c’est plutôt les tensions internationales qui sont mises en scène, les incidents diplomatiques, les manifestations, les reculades (de l'ouest). Ou peut-être n’est-ce que mon ressenti à la poursuite de souvenirs qui n’existent plus.

Magasin de souvenirs du musée. Nous avons repéré des chopes (un peu grandes à mon avis, des demi-litres alors que les bouteilles ne font qu’un tiers) que nous voulons ramener à la maison où nous manquons de verres à bière. La caissière ouvre des yeux ronds : six chopes ? Elle n’a jamais vu ça. Elle appelle ses collègues, ils n’ont pas de quoi nous les envelopper pour un transport à vélo. Il faudra repasser demain.

Nous rentrons juste à temps pour rendre les vélos à huit heures et demie. Nous profitons de la conciergerie pour réserver nos billets pour le musée Pergame demain. Nous dînons au Schlögl’s comme hier, cette fois-ci de la spécialité de la maison (un plat pour deux: une boulette, une escalope viennoise, une currywürst par personne, choucroute, chou, pommes sautées. La serveuse trouve ce plat pour deux « romantique ». Ils sont fous ces Berlinois). O. boit trois-quart de litre de bière, je suis sûre qu’il ne surfera pas longtemps ce soir sur son ordinateur.

Réveillée

Cinq heures vingt. Le soleil frappe dans des carreaux des immeubles en face. Il se lève très tôt ici, il fait jour dès quatre heures et demie.
Aller aux toilettes dans le couloir en coincant une tong dans la porte pour ne pas faire de bruit à mon retour, consulter mes mails, mes comptes, passer sur FB, écrire les trois jours qui viennent de s'écouler. O. ne vit pas au même rythme que moi, il se couche plus tard et se lève plus tard (tout au moins je le laisse dormir: d'une part il est en vacances, d'autre part il est bougon s'il n'a pas assez dormi. Or la bonne humeur est fondamentale dans ce voyage).
Ce matin ce sera lavomatic et si possible planification des prochains jours et rétro-planification: il serait souhaitable qu'O. soit rentré le 2 au plus tard et je commence à me demander si nous aurons le temps de faire tout ce que je voudrais faire, même en tenant compte du fait que nous allons quitter la montage et pouvoir rouler un peu plus vite — ou plus régulièrement (car en cabriolet, ce n'est pas amusant de rouler vite).

La Styrie

D'après O., ce sera le jour où nous nous serons préparés le plus vite, où nous aurons pris moins de deux heures pour nous lever, habiller, déjeuner, faire les valises. Il faut dire que nous devons être à Vienne ce soir et que nous avons prévu de passer la matinée sur l'eau.
Petit déjeuner au bord du lac, encore; Philippe n'est pas encore levé. Tant pis.

Nous retrouvons le loueur de kayak, arrivons à louer un canoë pour deux (je ne pense pas que c'était un kayak) et nous partons plus ou moins droit.
Nous avons trois problèmes à résoudre: le premier, le plus évident, est que nous ne savons pas faire de kayak; le deuxième est qu'O fait trente centimètres de plus que moi, avec une considérable envergure; le troisième est que lui croit savoir pagayer parce qu'il a fait une descente du Loing sur un radeau avec des scouts et que moi je crois avoir le sens de l'eau à cause de l'aviron.
Bref, nous sommes loin de la parfaite harmonie qui ferait glisser notre embarcation sans effort (toujours cette illusion que nous allons ressembler du premier coup aux images enchanteresses de la télé, en oubliant la règle de base que plus cela paraît facile, plus c'est difficile) et nous oscillons entre fou-rire et agacement: le canoë n'en fait qu'à sa tête et nous donnons chacun des conseils contradictoires à l'autre pour que cela se passe mieux tout en essayant de ne pas nous disputer sur le fond.
Il fait magnifiquement beau, ciel bleu, fraîcheur du matin, calme du lac, netteté des belles demeures sur la rive. J'ai peur de trop m'éloigner car il va falloir revenir: ne pas être trop fatigués…
Nous rentrons, à la fois heureux et frustrés: trop court, trop imparfait, j'en suis à proposer à O. de prendre des cours à Paris l'année prochaine. Il n'a pas l'air enthousiaste.

Nous rendons le canoë dans les temps et allons déjeuner au Maria Loretto repéré la veille. Il est tôt, nous sommes les premiers clients. O. s'installe en terrasse pendant que je vais chercher les Hugo.

Si je devais retenir une photo du bonheur de ces vacances, ce serait celle-là, avec son faux air des Caraïbes:

vue sur le lac de Klagenfurt à partir du restaurant Maria Loreto


Au début le bonheur est total, nous plaisantons avec le serveur, dégustons nos plats en regardant le lac.
Peu à peu d'autres clients arrivent, le service se fait plus lent.
Au dessert il s'immobilise. Nous n'arrivons plus à capter l'attention du serveur, il y a trop de monde.
Nous sommes en train de prendre du retard, nous devons être à Vienne le soir, j'ai eu tort de boire, je suis en indigestion.

Nous finissons par nous extraire du piège, je m'en veux d'avoir gâché ce si bon moment en n'anticipant pas ce qui allait se passer, je reprends la voiture, me trompe entre marche arrière et marche avant, heurte un pare-choc. Une passante voit que nous allons partir, nous arrête comme si nous étions criminels, insiste pour faire un appel général sur le lac, nous n'avons vraiment pas le temps, elle finit par consentir à ce que nous laissions un papier avec nos coordonnées sur le pare-brise expliquant tant bien que mal en allemand que nous avons heurté la voiture — c'était si insignifiant que nous n'avons jamais été contactés, il n'y avait rien, le propriétaire a dû se demander qui étaient ces fous.

Décapotable le long des larges routes de la Styrie, forêts profondes, air frais. Fin du Quatuor d'Alexandrie (la fin est très longue, interminable, ressemble peu au début, tout se transforme: cela paraît la loi du genre des romans-fleuves), intégrale de la vie de Billie Holyday qui émeut O. aux larmes et début de Thelonius Monk qui ne nous convient pas.
Les routes sont très larges, montent et descendent sans faire aucun des lacets que fait habituellement une route de montagne, je m'interroge, comment font les camions ici l'hiver? — mais nous sommes seuls, c'est royal, nous sommes heureux — même si en retard et inquiets: que va dire l'auberge de jeunesse?

A une pause-pipi entre les arbres à flanc de coteau, j'ai une révélation: une bouteille en plastique est coincée là, à la prochaine pluie elle dévalera dans le torrent plus bas et partira vers la mer. C'est donc ainsi que tous les détritus terrestres deviennent marins.
C'est sans doute évident pour tout le monde mais je l'ai compris ce jour-là, en regardant une bouteille en plastique au-dessus d'un torrent styrien.

Station-essence, orage, début d'une série sur Bob Dylan, arrivée à Vienne, je suis déroutée, où est le Danube, je n'ai jamais vu de ville qui évite autant son fleuve (mais je n'ai pas vu beaucoup de villes), Waze nous conduit à l'auberge de jeunesse, nous garons la coccinelle sur le boulevard, presque devant.

Tout va bien, nous ne sommes pas si en retard, le réceptioniste nous explique qu'il est là toute la nuit. Nous montons nos affaires, chambre pour deux, lumière crue, lits superposés, nous redescendons, nous sommes fatigués, il fait nuit, où dîner?
Le réceptioniste toujours précieux nous indique un restaurant/taverne/brasserie à l'autrichienne proche. Bière, menu. Je découvre avec ahurissement la liste des allergènes. Nous mangeons notre premier Schnitzel, pas mauvais mais un peu cartonné.

A la fin du repas, problème : la maison n'accepte pas la carte bleue. Mais qu'est-ce que c'est que ce pays?
Le serveur nous indique le distributeur le plus proche, nous partons dans la nuit le long des HLM. Des familles nous frôlent, femmes voilées, petits loubards, je sens O. intranquille à côté de moi, est-ce à cause de la situation ou parce que je suis là?
Nous retirons de l'argent, revenons sans encombre.
Retour à la chambre. Extinction des feux.

liste allemande des allergènes


A: gluten, B: ??, C: œuf, D: poisson, E: arachide, F: soja, G: lait, H: noix, L: ??, M: moutarde, N: sésame, O: sulfite, P: lupin, R: ??
Je ne savais même pas qu'on pouvait être allergique à tout ça.

Klagenfurt

Toujours pas d’internet. Il est une heure du matin (le 12 juillet, donc), j’écris cela dans TextEdit dans la couchette du haut des lits superposés. Il fait très chaud. Je viens d’ouvrir la fenêtre que nous avions décidé de laisser fermer après l’expérience bruyante de la nuit dernière. Je manque de courage pour écrire: trop d’impressions, trop de détails, et tout cela si trivial, si banal, si humain. Ecrire pour décrire, pour saisir, pour ordonner, pour ne pas oublier. Ecrire pour s’obliger à mettre de l’ordre, comme une discipline musculaire. Ecrire contre la paresse de se laisser entraîner par le flux. Mais c’est si long.

Le petit déjeuner est servi de 7h30 à 9h. Lorsque nous arrivons dans la salle à manger commune, celle-ci est déjà pleine de gens de tous âges, il y a autant de couples âgés (définissons âgé: cinquante ans et plus, cheveux gris ou rides) que de couples avec enfants en bas âge. La seule population peu représentée est celle des adolescents (quatorze à vingt ans). Il y a même des hommes seuls, jeunes ou moins jeunes, venus ici peut-être pour l’animation, la vie.
La salle bourdonne mais n’est pas excessivement bruyante, cela me réconforte étrangement (je veux dire que je ne m’y attendais pas) de voir ces têtes blondinettes barbouillées de fromage blanc. Pas de cris, pas de larmes, pas de caprices. (Il est peut-être trop tôt).
Nous nous installons sur la terrasse après avoir essuyé la table, il a plu cette nuit. Depuis plusieurs jours j’ai adopté le petit déjeuner muesli, fromage blanc et céréales, les céréales étant plus ou moins sophistiquées selon la classe de l’hôtel, ce qui signifie que plus l’hôtel est luxueux, plus les céréales sont variées et présentées peu transformées, proches de la graine nue.
Nous petitdéjeunons en préparant notre journée et en regardant les enfants jouer à la balançoire. Philipp, un blondinet de deux ans, semble particulièrement aventureux. En toute logique il devrait se prendre une balançoire dans la mâchoire mais cela ne semble inquiéter personne. C’est si reposant, cette façon darwinienne d’élever les enfants, sans adulte hystérique pour protéger ou interdire.
— C’est si tranquille et si heureux. Il ne manque plus qu’un meurtre.
O. manque de s’étouffer de rire dans son café.
— Mais si, tu sais bien, transpose il y a quatre-vingts ans dans les îles avec de vieux Anglais, c’est tout à fait Miss Marple.

Nous partons sans repasser par la chambre. Rive sud du lac. J’ai mis ma combinaison d’aviron (une seule pièce moulante intégrant short et haut débardeur) sous un short en jean et un haut gris afin de pouvoir faire du kayak le cas échéant. Le coup de soleil pris en montagne il y a quatre jours (ou cinq? nous avons perdu la notion du temps) dérougit à peine, il est à la fois très laid (un V foncé marqué sur la poitrine en dessous du cou contrastant avec la peau blanche) et douloureux (certains tissus ne sont pas supportables).

[…] Je reprends ce récit toujours dans la couchette du haut mais à Vienne le 14 juillet, six heures du matin.

En suivant la rive droite du lac nous passons devant un parking et une pancarte «G. Mahler» : nous n'aurons donc même pas besoin de chercher. Nous nous garons, prenons le chemin. Il est neuf heures et quart. Nous montons vers la cabane (das Haüschen de Maiernigg) à travers la forêt, un quart d'heure de marche indique la pancarte. Nous croisons un homme avec deux chiens dont le noir, vieux, raide, marche avec peine.
Il fait bon, il fait frais, nous arrivons une demie-heure trop tôt à la cabane de Malher, elle est fermée. Elle est en dur, un peu plus grande que le chalet de Toblach. Ce qui est surprenant, c'est l'absence totale de perspective, de ligne de fuite: elle est au milieu des bois, la pente remonte en face des fenêtres. Je pense à ce que j'ai lu un jour, qu'il ne faut pas une belle vue à un créateur, cela distrait. Il faut des murs, des gravures fades. Mahler dormait-il sur place, y a-t-il un lit, nous ne le saurons pas car nous décidons de ne pas attendre, nous avons un programme chargé.

Nous sommes arrivés dans le musée Robert Musil pour l'ouverture. C'est une seule grande pièce, avec un premier renfoncement consacré à Ingeborg Bachmann et un second à Christine Lavant dont je n'avais jamais entendu parler (renseignement pris, un contact me dit que c'est un Trakl féminin).
Des photos, des lettres, des valises, une machine à écrire, toute une chronologie (une vie) appuyée sur des preuves. Musil est né ici mais n'y a passé qu'un an. Tout est en allemand et nous passons un temps si long dans ces pièces qu'à plusieurs reprises (quatre!) les personnes en charge de l'endroit (qui est aussi une bibliothèque-librairie-salon) viennent nous demander si tout va bien: mais que pouvons-nous faire si longtemps dans un endroit somme toute si petit?
Nous lisons, mademoiselle, monsieur, je lis en allemand et je ne lis pas vite. Musil apprend le crawl, nouvelle nage de l'entre-deux-guerre. Il écrit un texte sur la bêtise (en 38, il me semble: on devine qui il vise). Il fait ses études à l'école militaire de Mährisch, trois ans après que Rilke l'a quittée. (C'est l'expérience qui a inspiré Törless). Il est chargé de trouver de jeunes auteurs inconnus pour la revue Die Neue Rundschau. La métamorphose de Kafka passe entre ses mains et aurait pu paraître dans la revue, mais les négociations échouent car Kafka refuse un racourcissement de sa nouvelle.

Je passe aux textes sur Bachmann, de grands panneaux imprimés qui reprennent peu ou prou ce que j'ai lu dans Retour à Klagenfurt, le livre acheté autour de 1988-1989 qui a motivé ma venue ici. Je prends les panneaux en photos ainsi qu'un portrait de Nelly Sachs. J'en profite pour parler de Celan à O. (mais ce qui vient quand on présente un auteur, un poète, à quelqu'un qui ne le connaît pas et n'éprouve pas d'intérêt particulier, c'est toujours l'anecdote: Bachmann est morte brûlée, Celan s'est suicidé, Nelly Sachs, «connue de ceux qui la connaissent», a échangé une importante correspondance avec Celan, le tome 2 de L'homme qans qualité paraît toujours neuf dans les livres d'occasion de Gibert: comment sortir de cela?1.)

Mais O. lit tout, avec gentillesse (envers moi) et avec application; il prend les documents (des feuilles A4 photocopiées) qui nous sont donnés, et c’est avec l’un d’eux, Literarturwandern - Auf den Spuren von Ingeborg Bachmann, que nous partons en balade dans la ville. Je me rends vite compte que Retour à Klagenfurt m’a dit l’essentiel et que je pourrais l’utiliser pour commenter les lieux : place du nouveau marché avec le dragon qui est l’emblème de la ville et que l’on retrouve jusque sur les tickets de parking, l’avenue des ursulines (petit mystère : « pour les dictionnaires, gasse serait une ruelle, une allée, mais sur le terrain, c’est belle et bien un boulevard ou une avenue. A moins que cela ne prenne ce sens que composé (Ursulinengasse, avenue des Ursulines) ? Nous passons devant le théâtre (à voir l’automne, dit Bachmann dit Uwe Johnson) (« c’est un banc — Non, ce n’est pas un banc — Si c’est un banc… ah non » (sculpture moderne)), suivons la rue Radetzky tout du long (et comme cette promenade sur les pas de Bachmann n’est qu’un prétexte à l’errance, oublions de faire un crochet devant la maison de ses parents au 26 de la Henselstraße).

Vendredi 28 juillet, Anvers, six heures du matin. Insomnie peut-être due à un dessert de trop ou à l’absence de climatisation. On s’habitue au confort. Je repends cette narration indéfiniment remise, parce que les ciels sont trop beaux, parce qu’il n’est pas possible de taper en voiture en écoutant des podcasts. Je suis tellement en retard. Combien de jours pour tout raconter si l’on ne raconte pas au fur à mesure ?

La Radetzkystraße est bordée de belles demeures bourgeoises. Vers sa fin les trottoirs se chargent de fleuristes dans la version jardinière, c’est-à-dire qui vendent des graines et des plants, et non des fleurs coupées (toute l’Autriche est ainsi : jamais vu autant de pépiniéristes et vendeurs de matériel de jardinage aux abords des villes qu’ici). Elle aboutit au pied d’une colline couronnée d’une église, la Kreuzbergl. Nous grimpons sous le soleil de plus en plus chaud le chemin de croix dont les stations sont des mosaïques grandeur nature (je ne reconnais pas toutes les stations, sans que je sache s’il s’agit d’une version autrichienne du chemin de croix ou d’une version locale).
La suite de la promenade nous emmènerait au bord du lac et le descriptif nous prévient de prévoir une heure à une heure et demie. Nous rebroussons chemin.
Faux Hugo à l’angle de la Karnerstraße et de la Radetzkystraße : ils n’ont pas de menthe donc ne peuvent nous faire un Hugo, nous expliquent-ils. Nous buvons un mélange de vin blanc et d’eau pétillante. Retour en ville, monument commémorant le référendum de 1920 qui a choisi de rattacher la Carinthie à l’Autriche et non à la Slovénie (une recherche plus tard, j’apprends que ce qui est en jeu, c’est le sort des Slovènes et de la langue slovène. La Carinthie est un bastion du conservatisme germanophone pour ne pas dire de l’extrême-droite, aujourd’hui encore. J'ignorais ce fait mais je me souviens m’être interrogée devant le nombre de panneaux bilingues. Cela permet de comprendre le dégoût de Bachmann envers sa ville alors que rien ne l’explique quand on se promène dans cette ville souriante.), ancienne place (Alter Platz).

Nous déjeunons dans une petite rue d'un plat du jour proposé par un boucher-traiteur en contemplant l'élégance des Autrichiens (cela rend le débraillé des touristes toujours un peu honteux), puis nous entrons à St Egid pour y chercher la tombe de Julien Green. Elle se présente comme une grande dalle de marbre au sol dans une des chapelles du bas-côté de droite. Elle est parfaitement intégrée au dallage comme si elle était ici de toute éternité. Au mur une autre plaque présente un poème de Green. Mais comment a-t-il obtenu cela? Des gens prient, je n’ose déambuler d’autant que je suis en short (l’Italie m’a enseigné une retenue vestimentaire dans les églises que je n’avais pas apprise en France — et je m’y sens tenue en tant que touriste, visiteuse), mais il me semble qu’aucune autre tombe n’est ainsi présente dans l’église, y compris des tombes de prélats.

Deux Hugo dos à St Egid, retour à la voiture, le ciel se couvre, atmosphère lourde et orageuse, direction le cimetière (Friedhof, maison de la paix, maison du repos : dernière demeure) d’Annabilch que je sais être près de l’aéroport, toujours grâce à Uwe Johnson.
Un plan du cimetière indiquant les tombes « remarquables » se trouvent à l’extérieur de l’enceinte, à gauche des bâtiments administratifs et du crématorium (comme nous sommes entrés par la droite, nous avons erré), celle de Bachmann est tout au fond, dans la partie opposée à l’entrée. Sont enterrés avec elle son père et sa mère — son père mort la même année, 1973. Avant ou après elle ?

J’ai vu ce que j’étais venue voir à Klagenfurt. Direction le lac pour rechercher de quoi sortir en canoë.
Nous avons beaucoup erré : rive nord du lac, nous avons suivi en voiture l’allée le long des deux clubs d’aviron jusqu’à nous heurter à une impasse ; rive ouest, à pied cette fois, nous avons interrogé la caissière de l’entrée de la plage, en face du camping, un gigantesque complexe pour lequel existent une carte famille et une carte annuelle — elle ne savait rien, comme plus tôt les employés du cimetière ne savaient rien — je crois qu’elle était fatiguée ou indifférente, comment peut-on s’intéresser si peu à sa ville ? J’ai insisté pour poursuivre le long de la plage jusqu’aux mâts entraperçus plus loin, et là, dans un endroit tranquille et gazonné, il nous a semblé, il a semblé à O. qui posait les questions en allemand, qu’il était trop tard pour ce soir (il était cinq heures, mais quel est ce monde qui se couche avec les poules ?) mais que si nous venions demain matin à neuf heures, nous pourrions louer un canoë.

Plus loin un château, le château de Maria Loretto et à la pointe s’avançant dans le lac un restaurant — fermé, déception.

Rebrousser chemin le long du canal. Club de kayak en face, de « vrai » kayak, ie sportif et non touristique ; musculature du kayakeur bronzé qui remonte le canal torse nu, sort de son bateau et se penche, tel Tarzan, se saisit de l’embarcation d’une main et part vers le club d’un pas souple (vision cinématographique qui nous fait rire dans son irréalité) ; reprendre la voiture, chercher un restaurant sur Yelp (Yelp et Waze, les deux mamelles de notre voyage). Si l'auberge de jeunesse dîne à six heures, il nous faut supposer que les Autrichiens dînent tôt.

Garer la voiture est toujours angoissant (ce doit être un pli parisien, car en réalité nous ne rencontrerons de problème nulle part) : y aura-t-il de la place proche de l'endroit où nous allons ? Aurons-nous assez de monnaie pour payer le parcmètre ? C'est pourquoi O. rentre spontanément dans le premier parking qui semble proche de notre destination. Nous découvrons ensuite qu'il s'agit du parking d'un centre commercial, il paraît fermer à neuf heures.
C'est alors que j'ai vu O. devenir fou. Il a un grand sens de l'orientation et se repère très vite. La sortie du parking donnait dans le centre commercial. Il a cherché à sortir du centre commercial, arpentant le second étage puis le premier, de plus en plus vite, ne trouvant rien, grommelant « ce n'est pas possible, le parking ne peut pas être la seule sortie », s'arrêtant pour interroger les murs ou l'horizon du regard, de plus en plus proche d'un état qui ressemblait à de la panique, la panique de la raison confrontée à l'absurde.
Nous avons fini par trouver une sortie pour les piétons. En longeant le bâtiment de l'extérieur, il est apparu qu'il n'y en avait que deux. Ce centre commercial est installé dans les anciens bâtiments d'une industrie du XIXe siècle : je suppose qu'on a évité de défigurer le bâtiment en y perçant des portes, mais je me demande comment les normes de sécurité en cas d'incendie. Ce centre commercial s'appelle Arcadie ; je fais remarquer à O. que dans les livres ou films de SF, ce nom est toujours mauvais signe, c'est toujours l'enfer sous un aspect souriant.

Nous allons dîner au Bacchus. Il pleut, nous ne pouvons nous installer en terrasse. Le serveur est très aimable et séduit O. en lui disant que son allemand était tel qu'il n'avait pas compris que nous étions français. Nous prenons une spécialité de la maison prévue officiellement pour deux mais qui conviendrait à trois. Nous découvrons que "Mineralwasser" signifie ici pétillante. "Sprudelwasser" paraît inconnu en Autriche.

Nous rentrons préparer nos valises : demain, nous avons prévu de faire du canoë avant de rejoindre Vienne.



Note
1 : Si alors Swann cherchait à lui apprendre en quoi consistait la beauté artistique, comment il fallait admirer les vers ou les tableaux, au bout d’un instant elle cessait d’écouter, disant : « Oui... je ne me figurais pas que c’était comme cela. » Et il sentait qu’elle éprouvait une telle déception qu’il préférait mentir en lui disant que tout cela n’était rien, que ce n’était encore que des bagatelles, qu’il n’avait pas le temps d’aborder le fond, qu’il y avait autre chose. Mais elle lui disait vivement : « Autre chose ? quoi ?... Dis-le alors », mais il ne le disait pas, sachant combien cela lui paraîtrait mince et différent de ce qu’elle espérait, moins sensationnel et moins touchant, […]. Proust, Un amour de Swann

De Toblach à Klagenfurt

J’ai dû dormi quatre heures cette nuit: couchée à deux heures du matin (le capuccino pris au col Stelvio?), nuit entrecoupée jusqu’à ce que je pense à enlever la couette pour ne conserver que la housse, réveillée à six heures et demie en me souvenant que je voulais profiter de la piscine qui ouvre à sept heures.
Une heure plus tard j’étais encore en train de surfer sur internet.
Piscine, eau si tiède qu’on y entre sans choc, sans hésitation. Deux personnes sont déjà dans l’eau, je nage un quart d’heure jusqu’à ce qu’arrivent quatre dames aux cheveux blancs, à sept cela va devenir compliqué dans la piscine de quatre mètres de large (sur quinze de long?), quand retentit un « Guten Morgen »: un homme mince en peignoir vient d’arriver, les dames se rangent sur une ligne, il est huit heures. Je comprends qu’il s’agit d’un cours d’aquagym, j’aurais dû venir plus tôt. Je sors avec mes deux compagnons du début.

Nous prenons la route à dix heures, il faut compter deux heures entre le lever et notre départ, cela paraît incompressible sans précipitation, douche et petit déjeuner compris.
A une question de ma part, la réceptionniste m’explique que la région (le Tyrol sud, Süd-Tyrol) était allemande jusqu’à la seconde guerre mondiale, et que les gens parlent autant italien qu’allemand. Je me demande si cela génère du ressentiment. En tout cas, toutes les enseignes se présentent dans les deux langues.

Direction Toblach, toujours en évitant l’autoroute. Il fait idéalement doux. Nous suivons un torrent aux eaux brunes qui contraste avec les cours d’eau d’un jade pâle d’hier. Les travaux sur la route sont très nombreux. Assez soudainement le paysage change, il n’y a plus d’arbres fruitiers mais des forêts de feuillus. L’horizon s’élargit, les montagnes reculent, les églises au clocher très effilé et couleur tuile se ressemblent toutes, d’un village à l’autre. Nous entrons dans les Dolomites.

Arrivée à Toblach à midi, Mahler-Stube inmanquable quand on arrive de l’ouest. Instruite par l’expérience d’hier j’ai fait quelques repérages et nous prenons deux billets pour le parc zoologique: la cabane de Mahler se trouve face à l’enclos des vaches écossaises. C’est réellement minuscule. Cela aidait-il Mahler à se concentrer? Trois cabanes de même type, de même taille, ont été des lieux de composition. En 1908 cela devait être très silencieux, hors du monde. Sur les murs de la cabane sont répertoriés les dates de composition ses œuvres, les dates de ses affectations aux différents orchestres. C’est très impressionnant de se dire que Mahler a fait un aller-retour Toblach-New York par an trois ans de suite, en bateau et sans doute en train.
Nous tournons dans le parc qui nous emplit de cette tristesse vague à voir enfermés des animaux destinés à être libres — et la tristesse se fait plus poignante pour les carnivores voués normalement à la chasse et qui s’ennuient désespérement.

Nous ne déjeunons pas sur place car la foudre a grillé l’appareil à carte bleue mais en ville; puis nous reprenons la route.
Nous passons en Autriche sans même nous en apercevoir. Les arbres changent de nouveau, il y a de plus en plus de conifères. Nous prenons une route parallèle à la route principale (la route 100), de l’autre côté du massif bordant la 100 au sud. C’est très vert, très joli — l’itinéraire choisi par les motos. Nous en tirons une règle: s’il n’y a pas de moto sur la route que vous suivez, changez de route, trouvez celle des motos, elle sera plus jolie, plus « pitto », diraient les cartographes de Michelin (les routes bordées de vert).

Nous abordons le lac Wörthersee par la rive sud. Nous avons le projet de trouver un hôtel au bord du lac aux abords de Klagenfurt; je tourne dans une allée parce que j’ai lu « familie » et peut-être « guesthaus ».
C’est une auberge de jeunesse. Une demi-heure plus tard (ce fut très long, la réceptionniste pleine de bonne volonté et parlant un allemand un peu trop rapide était inefficace à force de scrupules (des lits superposés, ça nous irait? et une douche commune? nous devions avoir l’air très riches, très snobs, très posh, car elle paraissait s’attendre à ce que nous refusions alors que cela m’amusait et surtout me surprenait: j’avais dans l’idée qu’il fallait être étudiant pour avoir droit aux auberges de jeunesse) nous sommes membres de l’association et bénéficions d’une chambre à un prix défiant toute concurrence.
Nous dînons sur place d’un menu de cantine pour six euros soixante-dix…
Nous dînons in extremis car le service est de six à sept heures (mazette, l’Autrichien se couche avec les poules) et qu’il est sept heures et quart. La réceptionniste si aimable s’active pour aller nous chercher le plat du jour en cuisine (pollo en italien, Kühn en allemand).
Nous dînons en terrasse au bord du lac dans le soleil déclinant.

Installation dans la chambre, retour en terrasse. Deux Hugo (à base de sirop de fleur de sureau). Pas de wifi, peu de 3G. Nous utilisons le téléphone en clé 3G pour réserver trois jours dans l’auberge de jeunesse de Vienne au nord de la ville. Il y reste trente-cinq lits, cent dix sept euros pour trois nuits à deux.

Je termine ce billet dans la couchette du haut. (Alice de nouveau en carafe.) Il faut garder la fenêtre ouverte pour la chaleur et la route est passante. Cela risque d’être peu reposant. Tant pis. Demain nous voudrions faire du kayak ou du canoë — en plus de quelques visites plus culturelles. Nous avons réservé la chambre pour deux nuits.

Nous n’avons rien vu à Sils Maria

Réveillée à trois heures du matin pour une raison incompréhensible. Alors qu’hier soir le blog Alice était enfin accessible, il n’y a pas de wifi (O. me dira demain qu’il a lu qu’il était coupé de minuit à six heures). Je reprends le récit de la journée du 7 juillet dans TextEdit, la journée de randonnée d’Ibergeregg à Oberiberg. Les cloches du village ne sont pas interrompues la nuit. Quand sonnent quatre heures, je prends (pour mon genou) un Ibuprofène 400 retrouvé par chance au fond de mon porte-monnaie et j’éteins, afin de ne pas être trop assommée demain.

Réveil vers huit heures, mise en ligne de deux billets (il faut que je vérifie quelques noms pour le suivant), petit déjeuner en terrasse, départ. Je regretterai cet hôtel. J’ai particulièrement aimé quelque chose d’insaisissable, son odeur : une odeur de bois et de fleur, de cire peut-être, une odeur sans rien qui rappelle l’odeur humide des vieilles demeures en France.

Parking pour charger les bagages. Nous attendons onze heures l’ouverture de l’épicerie, je veux racheter (six ans plus tard) du shampoing de Soglio. Nous prenons également du miel, des cartes postales (plus que nous ne pourrons en écrire), de l’huile de massage. Nous avons vidé nos porte-monnaie, il ne nous reste que quelques centimes suisses (pas de paiement par carte).

Nous reprenons la route en sens inverse vers Sils Maria. Comme tous les matins, spontanément, O. prend le volant. Il fait frais, à la limite de la pluie, c’est très agréable. Nous montons les épingles à cheveux vers le plateau de Sils Maria (Segl en allemand). Il y a énormément de motos. Un Tchèque devant nous conduit agressivement dans la vallée avant de se faire peur dans la montée et de s’arrêter dans un dégagement dans la prolongation d’un des virages. Il y a trois objectifs potentiels: visiter la maison de Nietzsche (je reverrais volontiers la chambre au plafond si bas), faire le tour de la presqu’île où il se promenait et trouver la tombe de Claudio Abbado signalée le matin-même par Gv.

Tuons tout de suite le suspens: nous ne ferons aucun des trois. La maison de Nietzsche n’ouvre qu’à trois heures et nous avons l’intention de rejoindre Toblach à cinq ou six heures de route (nous ne prenons pas l’autoroute). Le tour de la presqu’île n’enthousiasme pas O. Nous décidons de déjeuner d’abord puis de chercher la tombe d’Abbado.
Installation en terrasse, violent orage, repli dans le restaurant. Le service est lent, mais il pleut tant que nous ne pourrions rien faire, en tongs et tee-shirt comme nous le sommes.
Fin du repas, fin de l’orage, recherche de la tombe, pas de cimetière à Sils-Maria (en tout cas rien trouvé), une église à Sils-Baselgia, mais rien dans le petit cimetière. Nous interrogeons le restaurateur en face, il ne sait rien; j’interroge trois motards arrêtés devant le restaurant qui ont ri en voyant mon look atroce (robe blanche, bottines en caoutchouc rose et ciré rouge, l’horreur étanche sous les dernières gouttes). Sabir franco-germano-anglais, le mot « tombe » m’échappe en anglais, j’utilise « grab », ils ne savent pas qui est Abbado, je montre l’article de journal sur mon téléphone. Oh, ABBAdo (accent tonique), mais bien sûr, l’un des motards est soudain très intéressé, surpris et enchanté, mais non il ne sait rien (cherchera-t-il plus tard pour son propre compte? C’est probable, il semblait heureux.)

Nous retournons à la voiture, nous retournons à Sils-Maria, c’est agaçant à la fin, moins je trouve et moins je veux abandonner. En désespoir de cause j’envoie un sms à Gvgvsse en même temps que je fais une recherche en allemand cette fois: « grab claudio » et aussitôt « grab claudio abbado » et « grab von claudio abbado » apparaît et l’image enneigée de l’église de Fex Crasta. Dans le même temps Gvgvsse m’envoie des indications en précisant qu’il s’agit d’une heure de marche.
Il est trois heures, O. s’est mis dans l’idée que nous atteindrions Toblach ce soir alors que cela me paraît improbable, il n’a pas envie de marcher pour cela, l’orage menace encore, j’ai le genou qui va mieux mais qui reste sensible… Je propose à O. de dormir à Fex puisqu’il y a un hôtel mais il veut avancer, l’étape lui paraît trop courte.

Nous repartons sans avoir rien vu à Sils Maria.

Maintenant que j’écris je ne me souviens plus de la succession des vallées, des montées et des descentes. La route est parsemée de motos, de cyclistes et d’arrêts de bus. Le « car postal »(des bus jaunes suffisamment emblématiques pour qu’on en fasse des cartes postales) passe partout, des arrêts sont prévus pour ce qui paraît n’être que trois ou quatre maisons à flanc de montagne. Peut-être sert-il aussi de voiture-balai aux cyclistes épuisés, ou de véhicule de rapatriement vers leurs pénates (je mets ici un lien vers les les statistiques d’accidents car nous nous sommes posés la question, époustouflés par le nombre de cyclistes dans des endroits impossibles.) Quoi qu’il en soit c’est fantastique de maintenir un tel réseau de transport public à travers un pays entier.
Longtemps nous avons davantage monté que descendu. Passo Bernina (2330 m), des neiges éternelles en face de nous, à portée de main; passage en Italie, avec aussitôt, brutalement, un changement de paysage, des arbres fruitiers et des vignes et des villes qui ressemblent à des villes, populeuses, commerçantes, mille choses oubliées durant notre traversée de la Suisse qui nous a paru si étrangement déserte (mais nos choix d’itinéraires ont été particuliers).

Nous changeons de conducteur à cinq heures (toutes les deux heures, c’est la règle instaurée). Le volant est poisseux de sueur et de crème solaire, j’ai pour objectif de nous acheter des gants de conduite dès que possible.
Nous avons abordé la montée au col du Stelvio sans savoir que ce serait un col. Après quelques tunnels, quatre ou cinq, les panneaux ont indiqué le nombre d’épingles à cheveux à venir, quatorze d’abord, puis ensuite dix. Rien de difficile après le vaccin d’Ibergeregg, une route où il y a de la place pour se croiser et aucun arbre, une grande visibilité à flan de montagne, quelques secondes d’ignorance au moment de l’épingle et voilà tout, un jeu d’enfant.
Nous montons, montons, le plus étonnant est moins la vallée qui s’éloigne que les sommets qui paraissent à la même hauteur que soi. Les parois sont grises, c’est austère après la verte Suisse, mais d’une grande majesté.
Col du Stelvio (2758 m), pause au restaurant Le Genziano, capuccino auquel je dois d’être éveillée si tard. Au mur des photos impressionnantes de cyclistes franchissant le col entre des murailles de neige. Est-ce Fausto Coppi ou Claudio Chiappucci qui a dit (en anglais dans une coupure de journal affichée sous verre): « c’est comme lutter avec un gorille : vous n’arrêtez pas lorsque vous êtes fatigué, mais lorsque le gorille est fatigué »?

Nous remontons dans la voiture à six heures, il commence à pleuvoir. Les motards présents en quantité sont partis devant nous. Longue descente à la suite d’un mini-bus familiale rouge contenant six personnes et un bateau style rafting sur le toit. Nous continuons jusqu’à Merano où à la suite d’un malentendu entre nous (car nous voulions tous deux un hôtel modeste où nos tongs ne dépareraient pas) nous nous retrouvons dans un hôtel de luxe (le prix affiché n’est pas par chambre mais par personne. Damned. Nous nous débrouillons trop mal en anglo-germano-italien pour avoir envie de débattre ou de tourner les talons. Tant pis. Il faudra que j’essaie demain la piscine avant le petit déjeuner afin d’amortir tout cela.)

Nous dînons dans une brasserie en ville. Toujours la même impression de désert: mais où sont les gens?
Je fais découvrir à O. le cocktail Hugo qui me paraît à la couleur être celui que j’ai bu à Dessau. L’essayer c’est l’adopter, c’est très fin et très bon.

Tard le soir je finis d’écrire ce jour puis la veille (le 8). Alice est à nouveau inaccessible.

Demain Toblach puis direction Klagenfurt.


PS : ça alors: une recherche après coup m’apprend qu’Anne Franck est venue ici. Quant au val de Fex, c’était un lieu de résidence de Thomas Mann.

En voiture dans la montagne

Je réveille O. à huit heures, je ne sais pas à quelle heure il s’est couché. Aujourd’hui nous devons rejoindre Soglio et je voudrais voir la charte de la Confédération suisse au musée de Schwyz. Après tout, si nous sommes ici, c’est que je voulais voir le lac des quatre cantons et la prairie du Rütli. En faisant des recherches j’ai découvert cette randonnée panoramique de Schwyz et il m’a paru plus pratique de coucher à Oberiberg. Mais le but premier était de voir le berceau de la Suisse.

J’ai mal au genou droit, je ne plie plus la jambe, mais sinon tout va bien, pas de courbature.
Petit déjeuner, valises, vaisselle — le reste de fondue part très bien. En faisant le tour des armoires pour vérifier que nous n’avons rien oublier, nous trouvons trois caquelons… Trop tard, trop tard. Nous avons manqué de foi.
Nous étions bien ici, à l’écart du monde.

Encore une fois la route pour Ibergeregg, puis la descente. O. est au volant, il descend ce que j’ai monté il y a deux jours, il y a vraiment à peine la place pour deux voitures. Nous espérons ne pas croiser de bus. Un obstiné dans une voiture genre Fiat Panda ne se gare pas et heurte notre rétroviseur gauche, la roue droite de la voiture me paraît quitter le goudron, c’est effrayant. Plus loin c’est l’inverse, un 4x4 met une roue hors du bitume pour nous laisser passer… Les huit mois de permis d’O. sont validés.

Musée des chartes confédérales. Ce qui nous est expliqué, c’est que la Suisse s’est « inventée » au XIXe siècle, en 1848, et que pour ce faire, elle s’est inventé ou retrouvé des mythes prouvant qu’elle avait toujours été unie — ou tout au moins que son histoire était une longue histoire d’entraides et d’alliances internes et de luttes contre l’extérieur. C’est donc à cette époque qu’elle a choisi une charte inconnue datant de 1291 pour faire débuter son histoire commune, alors qu’elle aurait pu tout aussi bien choisir la bataille de Morgaten pour ce faire.
Nous apprenons au passage que c’est la défaite subie à Marignan contre François 1er qui a contenu les désirs expansionnistes suisses: suite à cela, les cantons n’ont plus cherché à sortir de leurs frontières.
Je fais remarquer à O. que d’une certaine façon la Suisse a toujours été hors de l’Europe: aujourd’hui l’Union Européenne réunit peu ou prou les pays qui échangeaient leurs princesses lors des mariages royaux. Il n’y avait pas de noblesse suisse, ils ont été exclu du jeu politique européen à l’époque comme ils s’en excluent aujourd’hui… tout en pouvant servir de modèle à l’Europe dans la façon de bâtir une confédération. L’Europe manque d’un mythe fondateur, c’est souvent souligné (mais il est peut-être trop tôt pour qu’elle en ait un), plus étrange est la façon dont la France s’obstine à détruire (à ne plus transmettre) les siens.

Nous repartons en suivant le lac de Brünnen à Flüelen, nous déjeunons au bord du lac à Flüelen avant de le quitter. Direction le col du Gothard en ne prenant pas l’autoroute puisque le but est de voir du paysage, pas de prendre un tunnel.
Je dors dix minutes, O. me dira que j’ai raté de magnifiques paysages mais qu’il n’a pas voulu me réveiller (il a eu raison, je suis très mal si on me réveille au milieu de mes dix minutes).
Route du col protégée par un toit (toit en travaux, buldozer au-dessus de nos têtes, nous nous en apercevons après coup quand nous sommes plus haut que la galerie déjà empruntée). Les travaux de terrassement sont extrêmement nombreux, il est rare qu’il se passe dix kilomètres sans en rencontrer un.
Motos à foison (parce que nous sommes samedi?), en cuir du cou aux orteils. Cyclistes, catégorie folle, cyclistes rencontrés à tout endroit des cols, posant la question angoissante de leur apparition: mais d’où viennent-ils, où espèrent-ils être ce soir, pourquoi tant de souffrance, et savent-ils (songeons-nous quand nous les avons dépassés depuis quelques kilomètres) ce qui les attend?

Direction Chur (Coire), nous plongeons vers l’Engadine un peu avant de l’atteindre, longeons le lac de Sils en direction de Soglio. (Nous reviendrons demain). La descente de la vallée de l’Engadine est impressionnante, une route en lacets au flanc d’une seule montagne fait descendre la paroi en quelques minutes.
Il fait doux, la pluie annoncée menace sans se décider, il fait frais après les jours torrides précédents.

Montée vers Soglio, parking, palazzo Salis où descendait Rilke. Il y a six ans nous n’avions pu y dormir, cette fois-ci j’ai réservé à l’avance (c’est mon cadeau d’anniversaire).
Apéritif dans le jardin, table en pierre sous le tilleul, nous étudions la carte d’Europe, W ou Z, Klagenfurt Vienne Ohlsdorf Prague ou Ohlsdorf Klagenfurt Vienne Prague; tour du jardin pour aller admirer les séquoias (cinq ou six mètres de diamètre).
J’ai mal au genou, une douleur de bleu au toucher, comme si j’avais reçu un coup de marteau sur la rotule. J’évite de plier la jambe, je descends les escaliers une marche à la fois, jambe gauche la première.

Dîner, la salle à manger est comble et bruyante. Nous parlons d’Emily Dickinson (à propos de s’habiller en blanc). Qui connaît Emily Dickinson? J’évalue les personnes autour de nous:
— Ici? Sept sur dix. Il y a même une chance pour qu’il y en ait un spécialiste.
O. me regarde dubitatif. Je reprends:
— J’appelle spécialiste quelqu’un qui l’a lue, connaît sa biographie, est capable d’expliquer ses influences, etc. Sinon, « connaître », c’est avoir lu un de ses poèmes ou rencontré quelques citations… et savoir qu’elle ne s’habillait qu’en blanc.
— Hmm. Sept c’est beaucoup.
— Oui, mais les gens qui sont là ne sont pas là par hasard. Ceux qui ne font pas le tour des hôtels historiques suisses sont là à cause de Rilke… Je ne dirais pas la même chose d’une salle UGC aux Halles.
— Tu dirais combien pour une salle UGC?
— Ça dépend. Pour quel film?
Les gardiens de la galaxie.
— Trois… peut-être cinq…
— Trois sur dix?
— Non, cinq pour toute la salle.
O. rit.

Le service est plutôt lent. Chaque fois que je finis par sortir mes cartes postales pour les rédiger, le plat suivant arrive. Trois fois : est-ce suffisant pour se convaincre du pouvoir des cartes postales sur la rapidité du service?

Ce soir était la dernière étape planifiée du voyage. Désormais nous n’avons pour seule contrainte qu’être rentrés pour le 5 août ou si possible un ou deux jours avant.

A pied dans la montagne

(Le blog est en carafe. Je rédige les billets dans TextEdit en attendant de pouvoir les publier).

Petit déjeuner sur la terrasse encore. Nous préparons soigneusement notre sac, nourriture et jeans contre la pluie, mon ciré rouge acheté l’année dernière au Mont-St-Michel dont il est prouvé qu’il a le pouvoir d’arrêter la pluie. (Conversation un matin: — Ce chat regarde la porte comme si cela avait le pouvoir de l’ouvrir. — Dans son expérience, ça a ce pouvoir : la porte finit toujours par s’ouvrir. (Silence.) — Aaah. Tu veux dire que c’est comme la danse de la pluie, il finit toujours par pleuvoir?)

Nous avons tellement peur de rater le bus que nous sommes une demi heure en avance à l’arrêt (il faut dire que nous pensions prendre un bus jaune à neuf heures moins le quart, c’est un bus rouge à neuf heures, nous n’avions pas regardé les bons horaires). L’allemand du chauffeur n’est guère compréhensible. Nous héritons de trois tickets : deux tickets à quatre francs quatre-vingt et un à cinq. Qu’est-ce que ce troisième ticket? Un forfait pour les non-abandonnés? «Je n’ai pas compris ce qu’il disait. Un instant j’ai pensé que c’était une assurance», me dit O. qui est le traducteur officiel du voyage.
Nous reprenons la route d’hier vers Ibergeregg. Je suppose que les gens du coin connaissent les horaires des bus et n’empruntent pas la route à ces heures-là. A trois ou quatre reprises, une barrière en travers de la route ne laisse la place que pour un véhicule et l’oblige à passer sur des rouleaux (nous supposons que le dispositifs est destiné à contenir les vaches). Même habitué le conducteur s’engage lentement, il y a juste la largeur pour son bus.

Nous descendons à Ibergeregg. Nous suivons le chemin des crêtes ouvrant sur plusieurs vallées, chemin panoramique de Schwyz. Balisage jaune, chemin gravillonné gris. Les vaches montent réellement très haut dans les alpages, je ne pensais pas qu’elles avaient le pied aussi aventureux. Visiblement les sapins doivent protéger des insectes car elles s’enfoncent dessous au maximum.
— Quand on y pense, c’est tout petit le cerveau d’une vache.
— Hmm. Je ne sais pas s’il y a des cerveaux plus gros que celui de l’homme. De quelle taille est celui d’un éléphant?
— Celui du dauphin est à peu près de la taille de celui de l’homme, à cause du sonar qui prend beaucoup de place.
(Dans la série: « le geek est plein de savoirs inutiles. »)

Longtemps nous avons en vue Brunnen au bord du lac, c’est magnifique. La vue plonge vers plusieurs vallées. Le chemin relie plusieurs stations téléphériques, nous sommes en haut du domaine skiable. Chapelle de Laucheren, ne payant pas de mine à l’extérieur, bois gris battu par la neige et la pluie, très jolie et très nette à l’intérieur. Il y a des messes chaque dimanche de l’été: qui y assiste? Je pensais que nous serions sur un chemin très fréquenté; nous sommes absolument seuls, tout est désert. Déjeuner sur la terrasse déserte de la station ou du mont Wildä Maa (1850 mètres, 1850 m.u.M, meter über Meer). Je dors dix minutes sur les planches. Crème solaire. Coups de soleil. Un peu d’hésitation ensuite: redescendre, comme il serait prudent puisque nous sommes peu entraînés, ou continuer jusqu’à Sternen?

Nous continuons. Au pied de l’arrivée du téléphérique nous commençons la descente à travers champs. Le chemin si bien balisé jusqu’ici se fait davantage invisible dans les herbes. O. interprète les piquets rouges et blancs comme du balisage, moi comme le reste des pistes de ski — mais ce n’est pas incompatible. Nous sommes assaillis de mouches et de taons que nous tuons du plat de la main ou à coup de casquette (comme nous oublions vite que la vie avec le bétail, c’est la vie avec les mouches (enfin, oublier : encore faut-il l’avoir connu, ce qui est mon cas)).
La descente est très raide, mon genou gauche encaisse mon poids à chaque pas, par moment il s’agit presque d’un escalier irrégulier dans la terre. J’ai très peur de glisser et de me faire une entorse — non pour la douleur, mais pour l’incapacité que cela représente ensuite.
Nous rejoignons une route goudronnée, reprenons un champ, une autre route. La crête était déserte mais déjà très domestiquée, ici nous avons rejoint la civilisation, trois ou quatre immeubles laids en bas des piste comme horizon. Le goudron est dur sous les pieds, surtout il dégage une chaleur désagréable au corps et une lumière désagréable aux yeux. La fatigue commence à se faire sentir. Un couple fauche ou tond un champ, elle armée de la soufflerie dont on se sert contre les feuilles à l’automne, lui à contre jour plus haut sur la pente torse nu aérant le foin à l’aide d’une fourche en bois.

J’attendais Seebli, on m’avait promis un étang. L’étang est là, vide. Des buldozers en curent le fond et ramassent une épaisse terre noire que des camions emmènent pour remblayer ou aplanir d’autres parties de terrain (nous n’avons pas compris à quel usage).
Contrairement à ce que je pensais, le téléphérique fonctionne. Apparemment il transporte les personnes à la demande. Une blonde en descend — mais d’où vient-elle?
Nous saluons un vieux paysan pipe au bec qui râcle les graviers de la route (de la piste, de la future route). Appuyé sur sa pelle il engage une conversation joviale, bousculant tous mes préjugés sur les autochtones que je supposais hostiles (vieux réflexe français anti-touriste? ou sentiment de notre ridicule (et vague embarras) à donner le spectacle de notre oisiveté passée à peiner volontairement alors qu’eux travaillent? Il a un accent terrible, nous évoquons la pluie promise, il nous assure qu’il ne pleuvra pas. «J’ai compris un mot sur trois» avoue O. plus loin, décontenancé.

Monter de nouveau, terrain plat autour de la montagne parmi les sapins, puis descendre, descendre. Nous apercevons notre immeuble loin dans la vallée. Nous descendons en zig-zag un dénivellé de six cent mètres à flanc de prairie, c’est presque un escalier, en moins confortable. Il nous manque un bâton de marche.
Heureusement que nous n’avons pas entrepris cette marche dans l’autre sens, d’Oberiberg vers Ibergeregg. J’y avais pensé, mais j’avais eu peur de ne pas marcher assez vite et de rater le dernier bus passant à Ibergeregg. Je n’avais pas voulu marcher sous la contrainte d’un horaire.
Heureusement qu'il ne pleut pas.
Nous sommes flappis, soulagés d'arriver, chacun inquiet pour l'autre.

Je voudrais trouver un restaurant, manger une fondue. O. propose d’en acheter une toute prête (il en a vu hier en faisant les courses) et de la faire nous-mêmes.
— Mais tu n’as pas de caquelon: il va falloir manger debout devant la cuisinière en tournant constamment le fromage!
L’expérience l’amuse et ça m’amuse que ça l’amuse.
— Ok, fait ton expérience. Je m’engage à ne pas râler et à t’aider à nettoyer si ça tourne à la cata (imaginant le fromage brûlé au fond de la casserole.)

Il a fait cuire deux demi-baguettes pré-cuites et fait fondre deux sachets de fondues pour « deux à trois personnes », indication sur la boîte (ce n’était pas clair: un sachet pour deux à trois personnes, ou deux, c’est-à-dire le contenu de toute la boîte?) Cela a fait beaucoup de fondue. Nous avons tout mangé, debout devant la cuisinière vitro-céramique, en riant.
J’ai peiné à récurer la casserole, elle a fini sur le balcon avec une fine couche de liquide vaisselle au fond. Pose pour la nuit.

J’ai pris un doliprane contre les coups de soleil et l’inflammation de mon genou droit. Je boîte.
Je me suis endormie brutalement.

Transit

Je reprends (ou tente de reprendre, le futur dira si c’est concluant) l’écriture des billets en voiture, car j’espérais me réveiller assez tôt pour bloguer et ce ne fut pas le cas. Or j’ai prévu de rattraper mon retard pendant les vacances — je prévois toujours de rattraper mon retard en vacances, comme si soudain le temps allait prendre une qualité enveloppante, élastique, et s’adapter mollement aux contours des actes, actions, activités rêvés ou réels et non s’égrener avec son impassibilité habituelle.)

Départ 8h 50. Sortie de Dijon. Les voitures se pressent — dans l’autre sens : tout le monde n’est pas en vacances et c’est à la fois une surprise et une satisfaction (sadique).
Des tracteurs, une moissonneuse, des camions. Nous remontons vers le nord, vers Montbéliard. Vézelay était un détour, la ligne droite nous aurait fait passer par Bâle. Il fait déjà chaud. Je lis un peu d’histoire suisse. La conclusion serait qu’il manque à l’Europe un Nicolas de Flüe, ermite qui au XVe siècle permit de réconcilier les villes et les campagnes suisses.

Avant d’arriver à Noidans-lès-Vesoul, nous passons sur un pont qui surplombe la caravane du tour du France Nous reprenons la N19. Quatre voies. C’est sans intérêt, mais il faut atteindre la frontière, nous verrons après à reprendre des petites routes. O. fatigue, je prends le volant.

Récit poursuivi le lendemain tôt. Le serveur du blog est inaccessible, je ne sais quand cela sera mis en ligne.

La journée sera sous le signe des erreurs et des changements de décisions. La N19 évite Montbéliard et Belfort, tant pis, je ne montrerai pas le lion à O. C’est « l’Européenne » 27 (E27) et elle continue en Suisse, droit devant. Nous passons la douane sur un coup de tête (contre l’avis de Waze), achetons le macaron pour l’autoroute (quarante-deux francs suisses puisés dans le pot à confiture qui contient notre fortune dans cette monnaie: soixante francs en billets, un peu plus de quarante en pièces, dont la minuscule et trompeuse pièce d’un demi franc), nous garons pour évaluer le chemin à prendre. Rien à faire, Waze est catégorique, pour aller à Oberiberg, il faut sortir de Suisse et passer par la France. Aller à Vézelay constituait un détour, le chemin le plus droit passait par Mulhouse. O. me montre la carte, Oberiberg est à peine plus bas que Dijon, comme d’habitude je voyais la Suisse plus au sud, bien plus bas, et je pensais passer par Bern. Eh bien pas du tout, le chemin consiste à aller vers l’est à hauteur de Bâle puis à plonger ver le sud.

Nous obtempérons, retour en France, routes de campagne, camions courts locaux ou polonais. Nous passons le Rhin à St Louis, postes frontières abandonnés, Allemagne, Suisse, Allemagne, tout le monde est à vélo et traverse sur les passages cloutés comme s’ils étaient seuls au monde, dans une exquise confiance dans l’attention des automobilistes.

J’ai vu le nom de Rheinfelden dans le parcours proposé par Waze, je me souviens des chutes du Rhin, je propose à O. de manger au bord, heure d’arrivée prévu à 13h30. Ça ira, pas trop faim?
Il fait trop chaud, nous recapotons. 31°. Rheinfelden, nous dépassons la ville, Waze nous emmène sur un chemin de terre, impasse, O. refuse de se garer ici et de marcher jusqu’au Rhin.
C’est bizarre, cela ne ressemble pas à mon souvenir.
Demi-tour, nous entrons en ville, je me gare à la diable devant des pavillons, tape « chutes du Rhin » sur mon téléphone. En fait les chutes du Rhin ne sont pas ici mais beaucoup plus loin, vers Schaffhausen, nous avons perdu du temps pour rien.
Tant pis, mangeons, cela devient urgent.
Sandwich au bord du Rhin (malgré tout!), supérette à la gare, Appfelschorle et Volvic. Il fait beaucoup trop chaud dans la voiture pour acheter quoi que ce soit d’autre. Le moral remonte.

Nous décidons de suivre les conseils de Waze. La Suisse du nord est plutôt laide, commerciale et industrielle (non la Suisse ce n’est pas que des banques et des vaches). O. découvre l’une des spécialités suisses : la tonte des prairies comme si c’était de la pelouse, le pays entier est tondu, rasé, ce qui donne un air extrêmement net à tout1.) Le revêtement des autoroutes est gris, des éclats de mica brillent au soleil, c’est ce revêtement magique sur lequel ne tient pas la neige. Un béton enrichi au sodium, suppose O.
Au loin les Alpes et les neiges éternelles.

34°, 35°, vitres ouvertes à chaque ralentissement, fermées dès que nous accélérons — relativement. La conduite suisse est reposante, peu rapide, avec des distances de sécurité respectées.

Direction Zürich que nous évitons. Je m’endors au volant, à vingt kilomètres de Zug nous quittons la route, montons un chemin de terre. Je gare la voiture à l’ombre d’un noyer (peut-être). Drap de bain au sol, je dors dix minutes. Quand nous repartons les Alpes semblent s’être beaucoup rapprochées — elles disparaîtront brutalement peu après pour laisser la place à un piton gris et proche.

Il fait toujours aussi chaud mais ça va mieux. Carte en main (au diable Waze et son efficacité), O. nous fait longer le Zugersee (lac de Zug) puis le Lauerzersee. Schwyz, la ville qui a donné son nom à la Suisse. C’est magnifique. J’espérais qu’il ferait moins chaud près de l’eau, mais las. Nous baissons la capote, nous sommes toujours entre 32° et 34°, de kilomètre en kilomètre. Je prends de l’essence: non seulement ma carte bleue est acceptée (je n’en était pas très sûre, elle n’est pas internationale) mais l’appareil passe aussitôt en français. Cela a vraiment fait des progrès en six ans.

Direction l’est. Route d’Ibergeregg. Montagne et sapins. Route étroite en à pic, avec de virages en virages des saillies pour permettre à une voiture de se serrer et autoriser les croisements. Nez nez avec un tracteur, je recule une trentaine de mètres vers le précédent encorbellement en aval pour le laisser passer. O. est heureux, c’est enfin la Suisse qu’il imaginait.

Oberiberg. J’ai réservé deux nuits via booking, dans la semaine j’ai reçu un mail nous demandant à quelle heure nous arrivions car « je n’habite pas sur place, il me faut le temps de venir », me disait le propriétaire. Cela m’avait paru bizarre: ce ne serait pas un hôtel? Aurait-il autre chose que des hôtels sur booking?
Bast, on verra bien. Cela nous laisse le temps d’acheter des victuailles pour demain à la supérette du coin. Toast, pâté en boîte, fruits secs, eau, bananes, abricots. Nous n’osons rien acheter de frais car nous ne savons pas si nous aurons un frigo.
Nous étudions la carte d’état-major pour demain : j’ai prévu quinze kilomètres de marche demain, sur les crêtes. O. est sceptique, il a peur que nous nous épuisions — surtout moi. Et la météo annonce de l’orage. Nous allons à l’arrêt de bus, nous étudions les horaires : l’idée est d’aller en bus à Iberberegg et de revenir à pied. L’idée m’est venue en lisant ici « le trajet en bus est impressionnant » : à l’origine, j’avais songé à une journée de bateau sur les lacs. Mais l’appel du bus suisse est le plus fort.

Nous nous perdons une fois, deux fois, en cherchant l’adresse de la chambre. Nous nous garons sur un parking devant un ensemble immobilier plutôt laid, ce que serait à la montagne les immeubles du front de mer à La Baule. Cela devrait être là, mais le nom de la rue ne correspond pas. Au bout de dix minutes d’étude (les numéros des immeubles, les affiches du camping proche) je m’apprête à téléphoner quand une très jolie jeune fille dans le genre blonde sportif nous aborde: elle est la fille du propriétaire.

Deuxième étage. Ouverture de la porte. Appartement immense, trois chambres, deux salles de bain. Elle nous abandonne ici, après nous avoir fait réglé par CB (elle a l’appareil nécessaire qui m’envoie un compte rendu par mail) et fait remplir mon nom et mon adresse (mais sans demander de pièce d’identité), sans dépôt de caution, en nous disant de laisser les clés dans la boîte aux lettres quand nous partirons: what ? Elle n’a pas peur que nous volions les petites cuillères ou l’écran plat ?

Il y a des cintres en quantité, une buanderie, des skis, des chaussettes de laine… Nous vidons la voiture. Phénomène étrange, l’intérieur des valises (des sacs de sport) est brûlant et humide, comme s’il sortait d’une étuve. Nous sortons les vêtements, nous les pendons pour les faire sécher. Le moral est remonté au zénith. Nous dînons (pique-niquons) sur la terrasse sans trop savoir ce que nous mangerons au petit déjeuner demain: des toasts et des bananes, nous rachèterons de la nourriture à Iberberegg.

Depuis qu’O. a vu une carte en 3D des sentiers de randonnée dans l’ascenseur il est enthousiaste. Depuis qu’il est entré dans l’appartement il est enthousiaste. Il fait frais, j’ai presque froid. Nous étudions longuement la douche et la baignoire: le tableau de bord semble indiquer un sauna et une radio, plus quelques boutons incompris, jets d’eau en tous genres dans la douche. Comme il n’y a pas de thé je me fais une camomille (achetée à Vézelay : non, je n’ai pas emporté de la camomille de la maison! Mais c’est si difficile à trouver (de la romaine, pas de la matricaire) que je n’ai pas hésité en en voyant à Vézelay. Maintenant je regrette de ne pas avoir pris aussi du miel (du miel dans la voiture pendant trois mille kilomètres : j’ai préféré éviter)).
Il y a du wifi mais j’ai besoin de dormir.

Seize kilomètres sur les crêtes demain en espérant qu’il n’y ait pas d’orage. O. n’a pas de k-way et veut emmener l’un des parapluies de l’appartement : un parapluie sous l’orage en montagne? Je croyais les scouts plus avisés !

Note
1 : Astérix et Lucky Luke sont constamment utilisés dans nos conversations. Ici il s’agit d’une déformation d’une parole de l’Anglaise dans Astérix chez les Belges : « j’utilise de la bouillante eau, cela donne un exquis goût à tout ». Astérix en Helvétie est bien sûr mis fortement à contribution: « C’est comment l’Helvétie? — Plat.»

Départ

Changer les draps, les laver, les étendre, faire les valises, nettoyer la salle de bain, passer au pressing, passer à la poste. Départ. 9h30. Route barrée à un kilomètre de la maison: mauvais présage ?

Waze pour atteindre Vézelay. Paramétrage « chemin le plus court », « sans route pavée ni chemin de terre » (nous avons eu des surprises en Normandie il y a un an), sans route à péage (parce que le plus court, c’est parfois l’autoroute, or c’est ce que nous voulons éviter).

Il fait très beau, très chaud. Nous sommes partis presque trop tard, le soleil est difficile à supporter au zénith (réflexion de Gv concernant les décapotables (réflexion importante puisqu’elle m’a permis de convaincre H. à l’époque: « c’est en Angleterre qu’il y a des décapotables, pas à Dubai »).

Déjeuner à Joigny sur les bords de l’Yonne. Très grand portrait de Simone Veil sur la façade de l'hôtel de ville. Vézelay. Nous gérons aussi mal la crème solaire que nos clés : Grenade, Sienne, Vézelay, nous aurons acheté de la crème solaire dans tous nos voyages, les ramenant à la maison, les oubliant la fois suivante, les jetant cinq ans plus tard. J'achète également du Synthol, le produit qui anesthésie les piqûres d'insectes.

33, 5° dans la coccinelle garée à l’ombre, 35° en roulant décapotée. C’est supportable à cause du vent relatif. Nous avons l’impression qu’il fait plus doux qu’à midi, peut-être parce que le soleil est plus bas, ou parce que nous avons eu très chaud en montant à l’église de Vézelay.

Direction Dijon. Epoisses, Pouligny, odeurs de fromagerie, fortes et fades. Blé et avoine mûrs. Vaches dans les prés. Tracteurs. Semur-en-Auxois paraît magnifique.

Nous nous garons dans une rue du centre de Dijon; il y a un hôtel dans la rue même et des chambres libres dans l’hôtel (O. était inquiet). Nous allons dîner place de la halle (qui ne doit pas s’appeler ainsi). Les Dijonnaises sont élégantes, nos voisins allemands de gauche mangent tristement une pizza (et leurs enfants des frites), nos voisins de droite paraissent une rencontre Meetic et la conversation est pitoyable. Je donnerais cher pour ne rien entendre, la jeune femme vantarde et sur la défensive, le jeune homme en chemise boutonnée jusqu’au cou ne sachant plus comment reprendre pied.

Nous avons amené nos cartes de Suisse et faisons quelques repérages.
Hôtel. Coups de soleil sur le nez et sur les bras, crème après solaire. Je pensais bloguer, je m’endors très vite — après avoir, comme il se doit, enlevé l’alèse doublée de plastique et la couette pour n’en conserver que la housse. Demain nous devons faire notre plus longue étape, six heures de route pour quatre cents kilomètres.
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