Billets qui ont '2017-07-13' comme date.

Nous n’avons rien vu à Sils Maria

Réveillée à trois heures du matin pour une raison incompréhensible. Alors qu’hier soir le blog Alice était enfin accessible, il n’y a pas de wifi (O. me dira demain qu’il a lu qu’il était coupé de minuit à six heures). Je reprends le récit de la journée du 7 juillet dans TextEdit, la journée de randonnée d’Ibergeregg à Oberiberg. Les cloches du village ne sont pas interrompues la nuit. Quand sonnent quatre heures, je prends (pour mon genou) un Ibuprofène 400 retrouvé par chance au fond de mon porte-monnaie et j’éteins, afin de ne pas être trop assommée demain.

Réveil vers huit heures, mise en ligne de deux billets (il faut que je vérifie quelques noms pour le suivant), petit déjeuner en terrasse, départ. Je regretterai cet hôtel. J’ai particulièrement aimé quelque chose d’insaisissable, son odeur : une odeur de bois et de fleur, de cire peut-être, une odeur sans rien qui rappelle l’odeur humide des vieilles demeures en France.

Parking pour charger les bagages. Nous attendons onze heures l’ouverture de l’épicerie, je veux racheter (six ans plus tard) du shampoing de Soglio. Nous prenons également du miel, des cartes postales (plus que nous ne pourrons en écrire), de l’huile de massage. Nous avons vidé nos porte-monnaie, il ne nous reste que quelques centimes suisses (pas de paiement par carte).

Nous reprenons la route en sens inverse vers Sils Maria. Comme tous les matins, spontanément, O. prend le volant. Il fait frais, à la limite de la pluie, c’est très agréable. Nous montons les épingles à cheveux vers le plateau de Sils Maria (Segl en allemand). Il y a énormément de motos. Un Tchèque devant nous conduit agressivement dans la vallée avant de se faire peur dans la montée et de s’arrêter dans un dégagement dans la prolongation d’un des virages. Il y a trois objectifs potentiels: visiter la maison de Nietzsche (je reverrais volontiers la chambre au plafond si bas), faire le tour de la presqu’île où il se promenait et trouver la tombe de Claudio Abbado signalée le matin-même par Gv.

Tuons tout de suite le suspens: nous ne ferons aucun des trois. La maison de Nietzsche n’ouvre qu’à trois heures et nous avons l’intention de rejoindre Toblach à cinq ou six heures de route (nous ne prenons pas l’autoroute). Le tour de la presqu’île n’enthousiasme pas O. Nous décidons de déjeuner d’abord puis de chercher la tombe d’Abbado.
Installation en terrasse, violent orage, repli dans le restaurant. Le service est lent, mais il pleut tant que nous ne pourrions rien faire, en tongs et tee-shirt comme nous le sommes.
Fin du repas, fin de l’orage, recherche de la tombe, pas de cimetière à Sils-Maria (en tout cas rien trouvé), une église à Sils-Baselgia, mais rien dans le petit cimetière. Nous interrogeons le restaurateur en face, il ne sait rien; j’interroge trois motards arrêtés devant le restaurant qui ont ri en voyant mon look atroce (robe blanche, bottines en caoutchouc rose et ciré rouge, l’horreur étanche sous les dernières gouttes). Sabir franco-germano-anglais, le mot « tombe » m’échappe en anglais, j’utilise « grab », ils ne savent pas qui est Abbado, je montre l’article de journal sur mon téléphone. Oh, ABBAdo (accent tonique), mais bien sûr, l’un des motards est soudain très intéressé, surpris et enchanté, mais non il ne sait rien (cherchera-t-il plus tard pour son propre compte? C’est probable, il semblait heureux.)

Nous retournons à la voiture, nous retournons à Sils-Maria, c’est agaçant à la fin, moins je trouve et moins je veux abandonner. En désespoir de cause j’envoie un sms à Gvgvsse en même temps que je fais une recherche en allemand cette fois: « grab claudio » et aussitôt « grab claudio abbado » et « grab von claudio abbado » apparaît et l’image enneigée de l’église de Fex Crasta. Dans le même temps Gvgvsse m’envoie des indications en précisant qu’il s’agit d’une heure de marche.
Il est trois heures, O. s’est mis dans l’idée que nous atteindrions Toblach ce soir alors que cela me paraît improbable, il n’a pas envie de marcher pour cela, l’orage menace encore, j’ai le genou qui va mieux mais qui reste sensible… Je propose à O. de dormir à Fex puisqu’il y a un hôtel mais il veut avancer, l’étape lui paraît trop courte.

Nous repartons sans avoir rien vu à Sils Maria.

Maintenant que j’écris je ne me souviens plus de la succession des vallées, des montées et des descentes. La route est parsemée de motos, de cyclistes et d’arrêts de bus. Le « car postal »(des bus jaunes suffisamment emblématiques pour qu’on en fasse des cartes postales) passe partout, des arrêts sont prévus pour ce qui paraît n’être que trois ou quatre maisons à flanc de montagne. Peut-être sert-il aussi de voiture-balai aux cyclistes épuisés, ou de véhicule de rapatriement vers leurs pénates (je mets ici un lien vers les les statistiques d’accidents car nous nous sommes posés la question, époustouflés par le nombre de cyclistes dans des endroits impossibles.) Quoi qu’il en soit c’est fantastique de maintenir un tel réseau de transport public à travers un pays entier.
Longtemps nous avons davantage monté que descendu. Passo Bernina (2330 m), des neiges éternelles en face de nous, à portée de main; passage en Italie, avec aussitôt, brutalement, un changement de paysage, des arbres fruitiers et des vignes et des villes qui ressemblent à des villes, populeuses, commerçantes, mille choses oubliées durant notre traversée de la Suisse qui nous a paru si étrangement déserte (mais nos choix d’itinéraires ont été particuliers).

Nous changeons de conducteur à cinq heures (toutes les deux heures, c’est la règle instaurée). Le volant est poisseux de sueur et de crème solaire, j’ai pour objectif de nous acheter des gants de conduite dès que possible.
Nous avons abordé la montée au col du Stelvio sans savoir que ce serait un col. Après quelques tunnels, quatre ou cinq, les panneaux ont indiqué le nombre d’épingles à cheveux à venir, quatorze d’abord, puis ensuite dix. Rien de difficile après le vaccin d’Ibergeregg, une route où il y a de la place pour se croiser et aucun arbre, une grande visibilité à flan de montagne, quelques secondes d’ignorance au moment de l’épingle et voilà tout, un jeu d’enfant.
Nous montons, montons, le plus étonnant est moins la vallée qui s’éloigne que les sommets qui paraissent à la même hauteur que soi. Les parois sont grises, c’est austère après la verte Suisse, mais d’une grande majesté.
Col du Stelvio (2758 m), pause au restaurant Le Genziano, capuccino auquel je dois d’être éveillée si tard. Au mur des photos impressionnantes de cyclistes franchissant le col entre des murailles de neige. Est-ce Fausto Coppi ou Claudio Chiappucci qui a dit (en anglais dans une coupure de journal affichée sous verre): « c’est comme lutter avec un gorille : vous n’arrêtez pas lorsque vous êtes fatigué, mais lorsque le gorille est fatigué »?

Nous remontons dans la voiture à six heures, il commence à pleuvoir. Les motards présents en quantité sont partis devant nous. Longue descente à la suite d’un mini-bus familiale rouge contenant six personnes et un bateau style rafting sur le toit. Nous continuons jusqu’à Merano où à la suite d’un malentendu entre nous (car nous voulions tous deux un hôtel modeste où nos tongs ne dépareraient pas) nous nous retrouvons dans un hôtel de luxe (le prix affiché n’est pas par chambre mais par personne. Damned. Nous nous débrouillons trop mal en anglo-germano-italien pour avoir envie de débattre ou de tourner les talons. Tant pis. Il faudra que j’essaie demain la piscine avant le petit déjeuner afin d’amortir tout cela.)

Nous dînons dans une brasserie en ville. Toujours la même impression de désert: mais où sont les gens?
Je fais découvrir à O. le cocktail Hugo qui me paraît à la couleur être celui que j’ai bu à Dessau. L’essayer c’est l’adopter, c’est très fin et très bon.

Tard le soir je finis d’écrire ce jour puis la veille (le 8). Alice est à nouveau inaccessible.

Demain Toblach puis direction Klagenfurt.


PS : ça alors: une recherche après coup m’apprend qu’Anne Franck est venue ici. Quant au val de Fex, c’était un lieu de résidence de Thomas Mann.

A pied dans la montagne

(Le blog est en carafe. Je rédige les billets dans TextEdit en attendant de pouvoir les publier).

Petit déjeuner sur la terrasse encore. Nous préparons soigneusement notre sac, nourriture et jeans contre la pluie, mon ciré rouge acheté l’année dernière au Mont-St-Michel dont il est prouvé qu’il a le pouvoir d’arrêter la pluie. (Conversation un matin: — Ce chat regarde la porte comme si cela avait le pouvoir de l’ouvrir. — Dans son expérience, ça a ce pouvoir : la porte finit toujours par s’ouvrir. (Silence.) — Aaah. Tu veux dire que c’est comme la danse de la pluie, il finit toujours par pleuvoir?)

Nous avons tellement peur de rater le bus que nous sommes une demi heure en avance à l’arrêt (il faut dire que nous pensions prendre un bus jaune à neuf heures moins le quart, c’est un bus rouge à neuf heures, nous n’avions pas regardé les bons horaires). L’allemand du chauffeur n’est guère compréhensible. Nous héritons de trois tickets : deux tickets à quatre francs quatre-vingt et un à cinq. Qu’est-ce que ce troisième ticket? Un forfait pour les non-abandonnés? «Je n’ai pas compris ce qu’il disait. Un instant j’ai pensé que c’était une assurance», me dit O. qui est le traducteur officiel du voyage.
Nous reprenons la route d’hier vers Ibergeregg. Je suppose que les gens du coin connaissent les horaires des bus et n’empruntent pas la route à ces heures-là. A trois ou quatre reprises, une barrière en travers de la route ne laisse la place que pour un véhicule et l’oblige à passer sur des rouleaux (nous supposons que le dispositifs est destiné à contenir les vaches). Même habitué le conducteur s’engage lentement, il y a juste la largeur pour son bus.

Nous descendons à Ibergeregg. Nous suivons le chemin des crêtes ouvrant sur plusieurs vallées, chemin panoramique de Schwyz. Balisage jaune, chemin gravillonné gris. Les vaches montent réellement très haut dans les alpages, je ne pensais pas qu’elles avaient le pied aussi aventureux. Visiblement les sapins doivent protéger des insectes car elles s’enfoncent dessous au maximum.
— Quand on y pense, c’est tout petit le cerveau d’une vache.
— Hmm. Je ne sais pas s’il y a des cerveaux plus gros que celui de l’homme. De quelle taille est celui d’un éléphant?
— Celui du dauphin est à peu près de la taille de celui de l’homme, à cause du sonar qui prend beaucoup de place.
(Dans la série: « le geek est plein de savoirs inutiles. »)

Longtemps nous avons en vue Brunnen au bord du lac, c’est magnifique. La vue plonge vers plusieurs vallées. Le chemin relie plusieurs stations téléphériques, nous sommes en haut du domaine skiable. Chapelle de Laucheren, ne payant pas de mine à l’extérieur, bois gris battu par la neige et la pluie, très jolie et très nette à l’intérieur. Il y a des messes chaque dimanche de l’été: qui y assiste? Je pensais que nous serions sur un chemin très fréquenté; nous sommes absolument seuls, tout est désert. Déjeuner sur la terrasse déserte de la station ou du mont Wildä Maa (1850 mètres, 1850 m.u.M, meter über Meer). Je dors dix minutes sur les planches. Crème solaire. Coups de soleil. Un peu d’hésitation ensuite: redescendre, comme il serait prudent puisque nous sommes peu entraînés, ou continuer jusqu’à Sternen?

Nous continuons. Au pied de l’arrivée du téléphérique nous commençons la descente à travers champs. Le chemin si bien balisé jusqu’ici se fait davantage invisible dans les herbes. O. interprète les piquets rouges et blancs comme du balisage, moi comme le reste des pistes de ski — mais ce n’est pas incompatible. Nous sommes assaillis de mouches et de taons que nous tuons du plat de la main ou à coup de casquette (comme nous oublions vite que la vie avec le bétail, c’est la vie avec les mouches (enfin, oublier : encore faut-il l’avoir connu, ce qui est mon cas)).
La descente est très raide, mon genou gauche encaisse mon poids à chaque pas, par moment il s’agit presque d’un escalier irrégulier dans la terre. J’ai très peur de glisser et de me faire une entorse — non pour la douleur, mais pour l’incapacité que cela représente ensuite.
Nous rejoignons une route goudronnée, reprenons un champ, une autre route. La crête était déserte mais déjà très domestiquée, ici nous avons rejoint la civilisation, trois ou quatre immeubles laids en bas des piste comme horizon. Le goudron est dur sous les pieds, surtout il dégage une chaleur désagréable au corps et une lumière désagréable aux yeux. La fatigue commence à se faire sentir. Un couple fauche ou tond un champ, elle armée de la soufflerie dont on se sert contre les feuilles à l’automne, lui à contre jour plus haut sur la pente torse nu aérant le foin à l’aide d’une fourche en bois.

J’attendais Seebli, on m’avait promis un étang. L’étang est là, vide. Des buldozers en curent le fond et ramassent une épaisse terre noire que des camions emmènent pour remblayer ou aplanir d’autres parties de terrain (nous n’avons pas compris à quel usage).
Contrairement à ce que je pensais, le téléphérique fonctionne. Apparemment il transporte les personnes à la demande. Une blonde en descend — mais d’où vient-elle?
Nous saluons un vieux paysan pipe au bec qui râcle les graviers de la route (de la piste, de la future route). Appuyé sur sa pelle il engage une conversation joviale, bousculant tous mes préjugés sur les autochtones que je supposais hostiles (vieux réflexe français anti-touriste? ou sentiment de notre ridicule (et vague embarras) à donner le spectacle de notre oisiveté passée à peiner volontairement alors qu’eux travaillent? Il a un accent terrible, nous évoquons la pluie promise, il nous assure qu’il ne pleuvra pas. «J’ai compris un mot sur trois» avoue O. plus loin, décontenancé.

Monter de nouveau, terrain plat autour de la montagne parmi les sapins, puis descendre, descendre. Nous apercevons notre immeuble loin dans la vallée. Nous descendons en zig-zag un dénivellé de six cent mètres à flanc de prairie, c’est presque un escalier, en moins confortable. Il nous manque un bâton de marche.
Heureusement que nous n’avons pas entrepris cette marche dans l’autre sens, d’Oberiberg vers Ibergeregg. J’y avais pensé, mais j’avais eu peur de ne pas marcher assez vite et de rater le dernier bus passant à Ibergeregg. Je n’avais pas voulu marcher sous la contrainte d’un horaire.
Heureusement qu'il ne pleut pas.
Nous sommes flappis, soulagés d'arriver, chacun inquiet pour l'autre.

Je voudrais trouver un restaurant, manger une fondue. O. propose d’en acheter une toute prête (il en a vu hier en faisant les courses) et de la faire nous-mêmes.
— Mais tu n’as pas de caquelon: il va falloir manger debout devant la cuisinière en tournant constamment le fromage!
L’expérience l’amuse et ça m’amuse que ça l’amuse.
— Ok, fait ton expérience. Je m’engage à ne pas râler et à t’aider à nettoyer si ça tourne à la cata (imaginant le fromage brûlé au fond de la casserole.)

Il a fait cuire deux demi-baguettes pré-cuites et fait fondre deux sachets de fondues pour « deux à trois personnes », indication sur la boîte (ce n’était pas clair: un sachet pour deux à trois personnes, ou deux, c’est-à-dire le contenu de toute la boîte?) Cela a fait beaucoup de fondue. Nous avons tout mangé, debout devant la cuisinière vitro-céramique, en riant.
J’ai peiné à récurer la casserole, elle a fini sur le balcon avec une fine couche de liquide vaisselle au fond. Pose pour la nuit.

J’ai pris un doliprane contre les coups de soleil et l’inflammation de mon genou droit. Je boîte.
Je me suis endormie brutalement.
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