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Robinson

Cette année les cours commencent plus tôt — huit heures au lieu de huit et demie — et c'est la demi-heure qui change tout: il est beaucoup plus rare de se retrouver à la brasserie du coin pour prendre une bière ou manger sur le pouce que les années précédentes. J'en suis toute déconfite, car c'est la première fois que cela me serait possible depuis longtemps, ayant eu les années précédentes des heures de grec ou de latin avant le cours principal.

Hier, peut-être du fait du changement d'heure qui permet qu'il fasse encore jour à sept heures, nous nous sommes retrouvés à quatre, un retraité, un proche de la retraite, moi, un trentenaire. La conversation roule sur les vacances, le plaisir et l'ennui de deux semaines de farniente au bord de la mer. D'autre part, nous évoquons les Panama Papers, le monde comme il va mal, je regrette de n'avoir nul lieu sur la planète où échapper à la folie et au dysfonctionnement ambiants. L'un d'entre nous rit:
— J'avais un ami, ils s'étaient mis à plusieurs, ils avaient acheté une île au large de Madagascar. C'était très bien, mais c'était loin de tout, il n'y avait rien, il avait réussi à installer un groupe électrogène, il fallait tout emmener en pirogue, pendant trois semaines tu vivais comme un Robinson.
— Tu dois t'ennuyer, sans rien avoir à faire.
— Si tu dois pêcher ta nourriture et tout faire cuire au feu de bois, ça occupe, tu sais.
— A condition qu'il y ait du bois sur l'île.
— Comme ça tu es heureux de rentrer, de retrouver le métro, les embouteillages…
— C'est une chose que je me suis toujours demandé: pourquoi les gens qui reviennent enchantés d'un lieu dans le monde n'y reste pas. J'avais un collègue qui ne rêvait que de Brésil. Il avait épousé une Brésilienne qui venait d'une région éloignée des métropoles, il adorait cet endroit et les gens. Pourquoi il n'y était pas resté? Quand je lui avais posé la question, il m'avait dit que c'était pour les enfants. Mais si cet endroit le rendait heureux, pourquoi ne pas vouloir que ses enfants soient heureux?
— Mais il n'y a pas que ça. L'homme est grégaire, sociable. Il ne peut pas vivre loin de tout.
— Mais il ne vivait pas loin de tout. Il y avait la famille de sa femme, il n'était pas seul.
Et le plus jeune de dire:
— Le problème, c'est l'emploi. Tu as besoin d'argent, pour l'école, l'éducation des enfants. Tu t'imagines vivre sans internet?
Je le regarde, il est très sérieux, il est en train d'évoquer une situation insupportable, inimaginable. Je me mets à rire:
— En fait, ça nous est arrivé. Tu es trop jeune, mais nous, nous sommes nés avant internet. Donc je peux témoigner et nous nous en souvenons: il est possible de vivre sans internet. C'est même la forme naturelle de la vie.




(Minute people: Filippot et sa suite sont entrés dans la brasserie pour dîner. Je ne l'ai pas vu (je tournai le dos à la porte et quoi qu'il en soit je ne l'aurais pas reconnu) mais c'est ce que m'a dit mon vis-à-vis. Etrange impression, une envie de se lever et partir, davantage peur d'être contaminée que si j'étais en présence de déchets radioactifs. Il y a des gens que je ne souhaite pas croiser.)

Les Cathédrales à Rouen

RER de 7h23, train de 8h50. Tout le charme de l'excursion est dans la conversation à bâtons rompus dont il est difficile de se souvenir.
Café, cigarettes, donjon où fut prisonnière Jeanne d'Arc.

Exposition sur le mythe des cathédrales (très belle affiche).
Test de ce que j'ai retenu, en vrac (c'est un bon test, le problème étant que plus je me souviens, plus je me souviens (je veux dire qu'au début j'ai l'impression de me souvenir de rien, puis tout revient en tirant le fil)):

- le couronnement de Charles X, les cathédrales pavoisées lors des victoires, des sacres, la bénédictions des drapeaux: «Louis XVIII n'a jamais été couronné. — C'est vrai? — Oui, de toute façon, vu sa corpulence, cela aurait été difficile, il faut s'allonger… — Ah tiens, ça va me faire un moyen mémotechnique pour ne plus confondre Charles X et Louis XVIII, le grand maigre et le petit gros… — Ça n'a pas empêché Louis XVIII de se faire faire un costume de sacre.»

- l'extraordinaire succès de Notre Dame de Paris publié en 1931 par Victor Hugo à 29 ans: «Je ne m'étais pas rendue compte qu'il avait mis les cathédrales à la mode. — Il ne les a pas mises à la mode, elles étaient déjà à la mode. Tu as vu tous les produits dérivés à la suite du livre? — Mais ce n'est pas ça, lancer une mode, je veux dire ce n'est pas provoquer des produits dérivés?»

- les dessins de Victor Hugo. Quelle force, de loin on voit tout de suite que c'est bon, on est tout surpris de découvrir qu'il s'agit de Victor Hugo en s'approchant: il était vraiment bon.

- de Staël: «J'aime beaucoup de Staël. Il y a une exposition au Havre, je vais y aller — seul s'il le faut.»

- l'incendie de la cathédrale de Reims en 1914 et son utilisation par la propagande.

- les premières photos de cathédrales — de très belles photos.

- la construction de la flèche de Notre-Dame de Paris au XIXe siècle, l'achèvement de la cathédrale de Cologne.

- la phrase «Les cathédrales ont pris la place des ruines antiques dans les tableaux.»

Nous déjeunons en terrasse d'une andouillette à la mémoire de Foucault. Visite des collections permanentes l'après-midi. C'est immense. Caravage, Véronèse («à La Palisse, ils ont un Véronèse hideux. Il ferait mieux de le vendre pour refaire le toit de la chapelle.»), nous repérons deux portraits de RC, LE David d'Angers (pensée pour Aline) (dieu que cette salle est froide), les Emile Blanche ont disparu («la dernière fois nous avons demandé aux gardiens où ils se trouvaient, ils ont téléphoné partout, personne ne le savait»). Je suis surprise par le nombre de peintres femmes exposées, avec à chaque fois la même explication sur le cartouche: elles n'avaient pas droit de suivre des cours avec les hommes; le portrait et les natures mortes leur étaient réservées car elles ne pouvaient faire des études de nus.
Achat de quelques cartes postales, détour par le Palais de Justice (Laurent connaît admirablement la ville), rafraîchissements en terrasse (un lait orgeat en mémoire de Claude et François Mauriac), pas de gâteau somptueux à photographier. Partage des vaches pour timbrer les cartes postales.

Nous rentrons, paysages de la Seine, nous attendons Zola («à l'époque, ils s'installaient à deux pas de la gare, nous ne ferions plus ça») et ratons Marly à cause d'un malencontreux train en sens inverse qui nous bouche la vue. Conversations, Patrick demande à la contrôleuse (une photographe, la chance!) de nous photographier tous les trois. Nous aurons peut-être la photo un jour, quand il aura changé d'ordinateur. Quoi qu'il en soit, nous nous souviendrons.
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