Billets qui ont 'imprimeur' comme mot-clé.

Dernier jour

Seuls ce matin. Messe de l'Ascension à Saint Marc puis direction le cimetière.
Depuis que H. a changé d'entreprise en 2010, il photographie les tombes pendant ses vacances («je vous jure que c'est vrai, Madame»). Quand il a fini de mitrailler les enfeux (parce que nous nous décomposons moins vite du fait des antibiotiques ingérés (pas uniquement par médicament, surtout par les aliments), des problèmes de place apparaissent dans les cimetières français et nous nous dirigeons vers une solution de type enfeu), je réclame d'aller voir la tombe de Brodsky.
— Je veux voir si ça a changé.
— Ça n'a pas changé : les morts sont toujours morts.

En quoi il se trompe, le rosier a beaucoup grossi entre 2009 et 2013. Et le nom de Brodsky a été officiellement ajouté au panneau indiquant les tombes célèbres.






Je me rends compte qu'il est enterré dans la parcelle évangélique. Un Russe évangéliste, qu'est-ce à dire?

Nous repassons chez l'imprimeur — dont c'est l'anniversaire. Il nous avoue qu'il choisit ses clients, que lorsqu'un Américain entre en disant «I want», il se trouve souvent que ce qu'il "want" est impossible, Gianni Basso est vraiment désolé.
Quelle tête de mule et quel sentimental.
Bref, nous papotons. Nous lui disons notre surprise et notre gratitude à voir les Vénitiens si serviables (pas souriants, parfois revêches, mais serviables, prêts à aider dans le besoin) devant la foule.
— Nous avons l'habitude. Et puis tout Vénitien est en représentation.
N'empêche. Nous lui expliquons que ce qu'a fait H. ce matin, s'installer en terrasse au Florian non ouvert pendant que les serveurs balayaient, est absolument impossible à Paris.

Après-midi. Je passe les détails. En déambulant le soir, nous passons par hasard près de la statue de Paolo Sarpi que j'ai rencontré le matin dans McCarthy. La coïncidence me fait plaisir car je n'aurais pas osé demander partir à sa recherche.
Devant le casino (là encore, hasard: nous cherchions un traghetto qui n'existe pas ou plus) je photographie la plaque commémorant la mort de Wagner (pour Philippe).

Nous dînons derrière San Giacomo dall Orio. J'observe la façon dont les gondoliers s'aident des jambes pour prendre de l'élan contre les murs. La ville elle-même fait partie du système de propulsion des gondoles. (Plus tôt, sur le vaporetto entre Celestia et Fondamente Nove, j'avais observé deux garçons en double scull sur la lagune. Une envie de bateau ne me quitte plus depuis que je suis ici, avoir ramé à Venise m'a perdue pour les piétons. J'envisage d'apprendre le kayak ou de passer le permis bateau (est-il possible de louer un bateau moteur? est-il possible de ne pas causer d'accident en circulant sur les canaux sans y avoir grandi?). Bref, je rêve.)

Nous rentrons dans la nuit. A toute heure des gens errent, perdus, avec ou sans carte à la main. Les rires des filles se font plus aigus, l'alcool aidant. La marée est haute.

Journée ensoleillée

Il fait très beau, avec un peu de vent. Après avoir cherché un médecin, notre ami décide d'aller aux urgences à l'hôpital afin de faire au plus simple (à ma question: «Crois-tu avoir besoin d'autres médicaments que ce que nous pouvons acheter librement en pharmacie?» il a répondu oui, ce qui rendait légitime la démarche). Il en ressort que l'on peut librement circuler dans l'hôpital, qui est très vaste et ressemble au reste de Venise (je veux parler des maisons ocres et des volets verts et de l'herbe haute). Ce serait une façon d'aller très vite des Fondamenta Nuove à San Giovanni et Paolo, mais évidemment guère civique.
Dans les jardins de l'hôpital, une fontaine rassemble une colonie de tortues de Floride. C'est curieux.





(Il apparaîtra, mais nous n'en doutions guère, que notre ami avait paniqué un peu vite.)

Pendant qu'il est à l'hôpital avec sa femme, H. et moi retournons chez Gianni Basso. Comme il nous dira en riant «les gens reviennent pour vérifier que je n'ai pas disparu». J'ai un peu honte car il a raison (mais je suis rassurée, son fils est plus souriant, plus détendu: peut-être a-t-il constaté en quatre ans que les idées bizarres de son père (pas de fax, pas d'internet) constituent le meilleur marketing pour son activité d'imprimeur traditionnel. Quoi qu'il en soit, les commandes continuent d'affluer du monde entier.)

J'en profite pour entraîner H. vers magasin repéré lors de mon passage pour la Vogalonga. Il s'agit de vêtements fabriqués par des détenues et la vitrine est de toute beauté.
En fait j'étais persuadée que rien ne m'irait (habits fait à la main, je n'ai pas la taille mannequin, etc.) mais il s'avère que la vendeuse a le jugement sûr (cela m'impressionne toujours, ces vendeuses qui vous jaugent au premier coup d'œil et paraissent avoir un mètre-ruban dans le cerveau) et que deux clientes charmantes sont dans le magasin, dont l'une parlant très bien français: pour faire court, je ressors avec une robe et une veste.

Porter une robe fabriquée par une détenue ne me laisse pas entièrement tranquille: suis-je en train d'aider quelqu'un ou en train de profiter de sa faiblesse? Et qu'a-t-elle fait pour être en prison? (Oui, oui, je sais que cela n'a aucune importance, j'ai la robe. Mais si on ne peut plus rêver sur les objets, à quoi bon?)

Cette capacité à rêver à partir de rien finit d'ailleurs par me paraître essentiel pour visiter Venise: après déjeuner, nous entraînons nos amis à San Pietro. C'est l'un de mes endroits préférés à Venise, même si je sais que c'est trop venteux pour que je puisse jamais y vivre. Peut-être sommes-nous entrés un peu trop vite dans l'église saint Pierre, peut-être n'aurions-nous pas dû y entrer (derrière moi, un ado d'une quinzaine d'années est en train de dire à ses parents: «Vous allez payer pour ÇA? Mais on a déjà vu la même chose dix fois!» Impavides, les parents paient et entrent avec lui. A leur place, je l'aurais laissé dehors).
Toujours est-il que lorsqu'on ne rêve pas, lorsqu'on ne se projette pas dans le passé, lorsqu'on ne se laisse pas émerveiller par l'idée que c'était la cathédrale de Venise avant Saint Marc, ou que l'on ne regarde pas le trône de Saint Pierre à Antioche en songeant aux Actes des apôtres ou à Corto Maltese ou en philosophant que c'est étrange, cette sourate du Coran sur un trône de Saint Pierre, eh bien oui, ce n'est pas grand chose, cette église, une église de plus, et c'est ce que paraissent penser nos amis.
Je suis déçue de leur manque d'enthousiasme. Je regrette de les avoir fait payer pour entrer là, à quoi bon?

Une glace plus tard, nous rentrons. Les places sont envahies d'enfants qui jouent au ballon, l'école doit être finie, il y a des poussettes et des petites filles. Je me glisse très vite dans l'église qui a vu le baptême de Vivaldi, pour une fois ouverte alors qu'elle est toujours fermée. Les autres m'attendent devant, sans curiosité.
Comme elle est toujours fermée, je pensais qu'elle était délabrée, mais ce n'est pas le cas. Elle paraît simplement "très fouillie", elle est petite et semble liée à un saint russe qui m'a paru Jean-Baptiste, s'agit-il d'un jumelage avec une église russe? Je n'ai pas osé passer trop de temps à chercher à comprendre; la différence d'alphabets était un obstacle de taille.

Je n'ai même plus envie de forcer (un peu) nos amis à entrer à Saint-Georges des esclavons alors que nous passons devant. J'aime trop Carpaccio, je préfère venir le voir seule ou avec H.; vu la taille des deux pièces, cela me prendra trois quart d'heure n'importe quand dans la journée.

Ils rentrent se reposer à l'appartement, H. et moi prenons le vaporetto et allons nous installer en terrasse place sainte Marguerite. Cartes postales, lecture et soleil, deux spritz bitter plus tard je suis un peu ronde. Il y a quelque chose de fétichiste dans notre façon d'envisager cette ville, nous passons notre temps à revenir aux endroits aimés. Il y a un quartier que nous ne connaissons pas, que nous n'avons jamais exploré: S. Croce. Nous l'avons toujours évité, il faudra un jour combler cette lacune.

Typographie

Le début de cette vidéo m'a fait rire. Je me souviens très bien d'une période où nous ne pouvions attendre le bus sans qu'une affichette n'attire le regard de H. : « Oh, regarde cette police… » Moi j'aimais bien. (Ce n'était pas la typographie que j'aimais, mais la folie douce, l'obsession. Aujourd'hui encore, j'ai droit parfois à : « Ah non, pas ce film, il est nul, c'est sûr: tu as vu la typo de l'affiche ?)

Pour info: vers la fin, cette vidéo raconte les origines de la police Comic sans.


Peut-être est-ce la raison pour laquelle un soir de novembre, station Franklin Roosevelt, bloquée par la neige/les accidents de circulation, je ne trouvai rien d'autre à faire pour tromper mon ennui que de photographier ces quelques renseignements :

2010_1201_station_franklin.jpg


Cela m'avait fait rire un peu jaune. Sur une ligne capable de nous transporter: si seulement…

De fondamenta nuove à Giovanni e Paolo

Tandis que j'explore un rayonnage, une dame entre un peu affolée dans la librairie française près de San Giovanni e Paolo.
— Ah, j'ai eu du mal à vous trouver! Vous auriez un plan de Venise?
Le libraire lui en tend un :
— Tenez, c'est le meilleur.
— Ah merci, je suis fatiguée de me perdre.
Et j'entends H. intervenir sans réfléchir :
— De toute façon, vous vous perdrez quand même.

A priori, il existe quelques études sur les cartes du Palais des Doges, épuisées, mais les titres étant en italien, il va me falloir un peu de dextérité pour les trouver.


En cherchant à revenir dans l'église jésuite près de Fondamenta nuove, à quelques rues de la maison du Titien, nous sommes passés devant la vitrine d'un imprimeur exposant divers ex-libris, dont un chat au-dessus du nom de Joseph Brodsky. Je n'aurais sans doute pas osé entrer, mais H. a poussé la porte.
Cet imprimeur est francophile, et je pense qu'on doit pouvoir passer une après-midi chez lui à écouter ses histoires (il est très bavard), qui sont un peu plus que des anecdotes: il a pratiqué l'imprimerie auprès des pères arméniens sur leur île (l'imprimerie n'existe plus, je n'ai pas compris si le monastère était fermé ou pas).
Au grand ravissement d'H., il possède des jeux entiers de caractères en plomb et des plaques de marbre (et non en cuivre) pour imprimer de véritables lithographies. Je n'ai pas compris s'il possédait les caractères ayant servi à imprimer l'original de Pinocchio ou si l'original avait été imprimé là-même.
Il reçoit des commandes du monde entier et a l'air connu. Son échoppe est minuscule. Son fils se tait, je me demande s'il poursuivra l'œuvre avec le même enthousiasme que son père.

J'ai posé la question: il a été l'imprimeur de Joseph Brodsky, et il nous a montré une édition en russe de l'un de ses livres. Le chat de l'ex-libris avait été dessiné par Brodsky lui-même.

Gianni Basso, Fondamenta nove. Calle del fumo, 5301.
Les billets et commentaires du blog Alice du fromage sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.